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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°39.pdf/3

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LE MÉNESTREL

nique il entre dans l’accord précédent), n’est pourtant point dans le même ton et en annonce un tout différent. Quel est ce ton annoncé par le si béquarre ? C’est le ton d’ut mineur, dont il devient note sensible ; ainsi l’âpre discordance du cri des Furies vient de cette duplicité de ton qu’il fait sentir, gardant pourtant, ce qui est admirable, une étroite analogie entre les deux tons, car l’ut mineur, comme vous devez au moins le savoir, est l’analogue correspondant du mi bémol majeur, qui est ici le ton principal.

Vous me ferez une objection. Toute cette beauté, me direz-vous, n’est qu’une beauté de convention, et n’existe que sur le papier, puisque ce si béquarre n’est réellement que l’octave de l’ut bémol de la basse. Car comme il ne résout pas comme note sensible, mais disparaît ou redescend sur le si bémol, dominante du ton, quand on le noterait par ut’bémol comme à la basse, le passage et son effet serait le même absolument au jugement de l’oreille : ainsi toute cette merveille enharmonique n’est que pour les yeux.

Cette objection, mon cher prête-nom, serait solide si la division tempérée de l’orgue et du clavecin était la véritable division harmonique, et si les intervalles se modifiaient dans l’intonation de la voix sur les rapports dont la modulation donne l’idée, et non sur les altérations du tempérament. Quoiqu’il soit vrai que sur le clavecin le si béquarre fait l’octave de l’ut bémol, il n’est pas vrai qu’entonnant chacun de ces deux sons relativement au mode qui le donne, vous entonniez exactement ni l’unisson, ni l’octave. Le si bécarre, comme note sensible s’éloignera davantage du si bémol dominante, et s’approchera d’autant par excès de la tonique ut qu’appelle ce béquarre ; et l’ut bémol, comme 6e note en mode mineur, s’éloignera moins de la dominante qu’elle rappelle, et sur laquelle elle va retomber ; ainsi le semi-ton que fait la basse en montant du si bémol à l’ut bémol est beaucoup moindre que celui que font les Furies en montant du si bémol à son béquarre. La 7e superflue que semblent faire ces deux sons surpasse même l’octave, et c’est par cet excès que se fait la discordance du cri des Furies, car l’idée de note sensible jointe au béquarre porte naturellement la voix plus haute que l’octave de l’ut bémol ; et cela est si vrai, que ce cri ne fait plus son effet sur le clavecin comme avec la voix, parce que le son et l’instrument ne se modifient pas de même.

Ceci, je le sais bien, est directement contraire aux calculs établis et à l’opinion commune qui donne le nom de semi-ton mineur au passage d’une note à son dièze ou à son bémol supérieur, ou un dièze inférieur ; mais dans ces dénominations on a eu plus d’égard à la différence du degré qu’au vrai rapport de l’intervalle, comme s’en convaincra tout homme qui aura de l’oreille et de la bonne foi, et quant au calcul, je vous développerai quelque jour, mais à vous seul, une théorie plus naturelle qui vous fera voir combien celle sur laquelle on a calculé les intervalles est à contre-sens.

Je finira ces observations par une remarque qu’il ne faut pas omettre : c’est que tout l’effet du passage que je viens d’examiner lui vient de ce que le morceau dans lequel il se trouve est de mode majeur ; car s’il eût été en mineur, le chant d’Orphée restant le même eût été sans force et sans effet. L’intonation des Furies par le béquarre eût été impossible et absurde, et il n’y aurait rien eu d’harmonique dans ce passage. Je parierais tout au monde qu’un Français ayant eu ce morceau à faire l’eût traité en mode mineur ; il y aurait pu mettre d’autres beautés sans doute, mais aucune qui fût aussi simple et qui valût celle-là.

Voilà ce que ma mémoire a pu me suggérer sur ce passage et sur son explication. Ces grands effets se trouvent par le génie, qui est rare, et se sentent par l’organe sensitif, dont tant de gens sont privés ; mais ils ne s’expliquent que par une étude réfléchie de l’art[1]. »


Nous terminons ces citations par une observation de Grétry se rapportant à un autre morceau d’Orphée. L’auteur de Richard Cœur de Lion, bien que plusieurs de ses amis et collaborateurs fussent engagés très avant dans le parti picciniste, se tint dignement à l’écart pendant toute la bataille, et, dans la suite, témoigna à plusieurs reprises de son admiration pour le génie de Gluck. La critique ci-dessous a pour seul objet de fournir un exemple à l’appui de cette thèse, contestable d’ailleurs : qu’aucune langue humaine, même la musique, n’est digne d’exprimer le langage des dieux.

« Il ne faut faire chanter ni Apollon, ni Orphée… Lorsque Orphée veut forcer le Ténare, l’air de Gluck ne satisfait pas les spectateurs, qui attendent un prodige inouï en musique ; cet air paraît froid, et le serait effectivement si les démons ne le réchauffaient par leur cris. Ce sont donc les diables qui opèrent fortement sur les spectateurs, et non Orphée. Il fait naître, il est vrai, les oppositions qui frappent ; mais ne devrait-il pas frapper lui-même pour être auteur principal ? » [2].

(À suivre.)

Julien Tiersot.

BULLETIN THÉÂTRAL


Gymnase. — La Famille Pont-Biquet, comédie en 3 actes, de M. Alexandre Bisson. — Nouveau-Cirque, Paris-Pékin, bouffonnerie à grand spectacle en 3 tableaux.

Le Gymnase a très gaiement fait sa réouverture, lundi dernier, avec la famille Pont-Biquet, empruntée à son bon ami le Vaudeville, qui, de son côté, a commencé sa saison nouvelle avec la Lysistrata de M. Maurice Donnay, de dialogue toujours lestement pimpant, d’exhibition féminine toujours aussi chatoyante.

Le succès de la fort amusante et très curieusement adroite comédie de M. Alexandre Bisson a été aussi vif que lors de sa première apparition, il y a quatre ans déjà. De la primitive distribution, voici heureusement retrouvés M. Boisselot, dont le rôle de Pont-Biquet demeure certainement l’un des meilleurs, M. Galipaux, l’amusant homme-poisson, MM. Lagrande, H. Mayer, Peutat, Mme Daynes-Grassot, de comique bien en dehors, l’agréable Mlle Bréval et la drolatique Mlle Maire. C’est M. Huguenet, transfuge de l’opérette s’adonnant définitivement à la comédie, qui, sous l’habit de l’avocat phrénologiste La Raynette, succède à M. Dupuis. Avec peut-être moins de niaise finesse et d’imprévu et, aussi, moins de procédés, M. Huguenet accuse le personnage plus bourgeois, bon enfant et bien naturel ; le public l’a accueilli de façon à lui prouver que si l’opérette le pleure, la comédie n’a qu’à se louer d’avoir su l’attirer à elle.

Malgré bourrasques, rafales, cyclones presque, le Nouveau-Cirque, grand introducteur de l’hiver parisien, nous a invité, vendredi, à venir applaudir son premier spectacle de la saison, Paris-Pékin, trois tableaux, trois stations. Première station ; une gare de la métropole où, si l’on en croit l’employé chargé de prévenir les voyageurs, il y a un train direct pour la Chine ; c’est là également que se promène, en quête d’acquéreur, l’auteur de la statue d’une célèbre danseuse, « morceau de roi ». Deuxième station : la capitale de la Chine, avec divertissements obligatoires de gentilles mousmées se trémoussant sur les airs agréables de M. Laurent Grillet. Troisième station : apothéose très réussie, avec feuilles de lotus émergeant des eaux et laissant s’épanouir, très plastiques, de jeunes personnes aux poses langoureuses ; Ménessier invenit.

Parmi les « numéros », il faut signaler la « Tête mystérieuse » par les Luttgens, les « Jeux icariens » par la Kellino family, et l’impayable Foottit faisant manœuvrer son peloton de gamins. Celui-là est, sans conteste, le « clown de la soirée ».

Paul-Émile Chevalier.

DUPREZ

Un artiste admirable et qui n’a pas encore trouvé son successeur, Duprez — le grand Duprez, pourrait-on dire — vient de mourir dans sa quatre-vingt-dixième année. Il y en avait quarante-neuf qu’il avait dit adieu à la scène et au public, et l’on sait après quels succès. On ne saurait trouver extraordinaire la disparition d’un homme qui a vécu presque tout un siècle. Ce n’est pourtant pas, même pour ceux qui pourraient être indifférents, sans un sentiment cruel et sincère regret qu’on voit s’éteindre un de ces grands artistes qui ont atteint les plus hauts sommets et qui ont procuré à leurs contemporains une de ces jouissances intellectuelles si pure, si complètes, si puissantes qu’elles restent forcément sans pareil et sans équivalent. La carrière de Duprez a été courte, elle n’a pas dépassé dix années pour la France, mais elle a eu un tel éclat que le souvenir, après un demi-siècle, n’en est point effacé et que, pour n’avoir pu l’entendre, les hommes de la génération présente savaient bien qu’elle avait été sur leurs pères l’action de ce chanteur incomparable.

  1. Extrait d’une réponse du Petit faiseur à son prête-nom sur un morceau de l’Orphée de Gluck, dans les Mémoires pour la Révolution, etc., p. 21 et suiv.
  2. GRÉTRY. Essais sur la musique, i, 302.