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LE MÉNESTREL

avant l’âge, et qui, comme il l’a dit lui-même, était une chanteuse de race ; puis les deux sœurs Jeanne et Fidès De Vriès, Mlle Emma Albani (Mme Gye), Mlle Adèle Isaac, Mlle Marimon, M. Engel, M. du Wast, et tant d’autres dont les noms m’échappent.

Quand à la composition, ce fut toujours une des passions de Duprez, passion que je n’ose qualifier de malheureuse, mais qui certainement l’eût laissé dans l’obscurité s’il n’avait eu un autre talent pour se faire un nom. Non que son instruction technique fût incomplète ; il connaissait, comme on dit, son affaire, mais il avait des idées bizarres en matière d’harmonie, des procédés parfois singuliers en matière d’accompagnement ; et puis l’inspiration lui faisait un peu trop défaut. Ah ! je conserverai longtemps la mémoire d’une certaine représentation de Jeanne d’Arc, qui eut lieu — hélas ! il y a près de trente ans ! — là-bas, là-bas, rue de Lyon, dans un théâtre aujourd’hui disparu, une espèce d’immense grange, qui prenait le titre de Grand-Théâtre-Parisien, où les fauteuils étaient remplacés par des « confortables », et où nous avons passé une soirée homérique. Jamais, non, jamais on n’a tant ri qu’aux exploits de cette malheureuse Jeanne d’Arc, dont on renouvela ainsi le supplice sous une autre forme.

Mais Duprez a écrit beaucoup d’autres opéras : l’Abîme de la Maladetta, en 3 actes, joué à la Monnaie de Bruxelles, 1851 ; Joanita ou la Fille des boucaniers, 3 actes, Théâtre-Lyrique, 1852 ; la Lettre au bon Dieu, 2 actes, Opéra-Comique, 1853 ; la Cabane du pêcheur, un acte, joué à Versailles ; puis Jélyotte, Amelina, opéras-comiques, Samson, Zéphora, Tariotti, grands opéras, enfin la Pazza della Regina, opéra italien, ouvrages qui n’ont pas été livrés au public. Il faut ajouter à tout cela plusieurs messes et un oratorio intitulé le Jugement dernier, plus un grand nombre de morceaux de chant de divers genres. Enfin, Duprez a publié deux grands ouvrages didactiques, dont l’un a pour titre l’Art du chant et l’autre la Mélodie.

Duprez avait encore non des prétentions, mais des goûts littéraires, et l’innocente manie de publier des vers — médiocres. Il était jovial de sa nature, aimait à rire, et l’on assure qu’au Caveau, dont il était membre, il chantait des chansons qui n’étaient pas exemptes d’une certaine grivoiserie. Ces chansons, il ne les a pas publiées, que je sache ; mais, de temps à autre, il lançait certains petits recueils de vers d’une allure cocasse et qu’on doit lire avec indulgence. En voici la liste :

Graines d’artistes, silhouettes vocales, par G. Duprez, cultivateur lyrique (Paris, Tresse, in-12, 1888). « Premier volume, bienséant », avec cette épigraphe :

Ce livre est bien léger, mais frise la sagesse ;
La tante en permettra la lecture à sa nièce

et orné d’une reproduction du beau buste de Duprez. — « Second volume, rigolo », avec cette épigraphe :

Ce livre à la pudeur a peu droit de prétendre ;
La mère en défendra la lecture à son gendre.

et accompagné de la statuette de Duprez dans Guillaume Tell. Ce second volume porte ce sous-titre : « Contes historiques sur l’Académie royale de musique, de 1645 (?) jusqu’à nos jours, dédiés par l’auteur à messieurs les ténors, barytons et basses de l’Opéra, présents et à venir. »

Un chanteur peint par lui-même, opuscule en vers libres (Paris, in-12, 1888).

Choses drôles, quatre petits contes en vers (Paris, in-12, 1889).

Joyeusetés d’un chanteur dramatique (Paris, Tresse, in-12).

Sur la voix et l’art du chant, essai rimé (Paris, Tresse, in-12).

Je possède, de la main même de Duprez, qui me l’envoyait il y a deux ou trois ans, une pièce de vers intitulée : la Musique de l’avenir, satire à Wagner, qui n’a pas été imprimée.

Ce qui est plus intéressant que tout cela, ce sont les Souvenirs d’un chanteur, qu’il donna d’abord à la Nouvelle Revue, et qui furent publiés ensuite, en 1880, à la librairie Calmann Lévy (in-12). Ceci est beaucoup plus artistique et beaucoup moins égotiste que le fameux Carnet d’un chanteur de Gustave Roger.

Dans ces notes rapides, je n’ai pas parlé du célèbre ut de poitrine, introduit par Duprez à l’Opéra, où on ne l’avait jamais entendu et où l’on sait que son effet fut formidable. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet, connu depuis trop longtemps, mais je rappellerai une double plaisanterie à laquelle il donna lieu lorsque, en 1865, le grand artiste fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. C’est, je crois, M. Ernest d’Hervilly, qui lança alors dans le Diogène, de joyeuse mémoire, ce quatrain facétieux :

Duprez, l’ancien ténor, a reçu pour cadeau
Un tout petit ruban de couleur purpurine.
La décoration que porte sa poitrine,
Il l’a gagnée avec son do.

À quoi un autre se hâta d’ajouter :

On décore Duprez ; nous crions tous bravo !
Mais une chose me chagrine :
C’est que l’on n’ait pu lui redonner le do
En même temps que la croix de poitrine.

Il n’empêche que la renommée de Duprez restera celle d’un des plus grands artistes qu’ait produits le dix-neuvième siècle.

Arthur Pougin.

On peut consulter, sur Duprez : 1o Duprez, sa vie artistique, par A. Elwart (Paris, Magen, 1838, in-16, avec portrait) ; 2o Duprez, par Eugène Briffault, notice publiée dans la Galerie des artistes dramatiques de Paris (Paris, Marchant, 1840, in-4o, avec portrait) ; 3o Duprez, par Castil-Blaze (Revue de Paris du 29 avril 1838).

A. P.

MUSIQUE ET PRISON


PRISONS POLITIQUES MODERNES
iii

(Suite)

Si les débris de l’insurrection communaliste de 1871, relégués en Nouvelle-Calédonie, ne nous y présentent pas, au point de vue musical, des contrastes aussi pittoresques, ils nous offrent, en revanche, des analogies, peut-être inconscientes, mais certainement très prononcées avec les déportés de la première République à Cayenne. Ils ont, tantôt la gaieté provocatrice d’Ange Pitou, tantôt la patience industrieuse de Barbé-Marbois. Et tous, sous l’influence sans doute de l’éducation artistique si développée en France depuis trente ans, recherchent de préférence, comme élément de distraction, l’art qui parle le plus éloquemment à l’imagination humaine.

Les flonflons du Vaudeville ont même raison des préoccupations les plus graves. Nous l’avons déjà constaté par la revue en plusieurs tableaux, mêlée de chant et intitulée Paris à Nouméa, que MM. Bauër et Cavalier firent jouer au Fort-Bayard avant de partir pour la Nouvelle-Calédonie.

Il n’en alla pas de même quand les condamnés durent jeter un dernier adieu à la France. M. Bauër le confesse, tout le premier, dans son livre si pathétique, l’Histoire d’un jeune homme. Il était à bord de la Danaë, et la consigne, très sévère, obligeait les déportés à se tenir renfermés la plupart du temps dans l’intérieur du navire, au fond de cellules solidement grillées. M. Bauër y connut Cipriani et un vieux républicain, le père Malzier, qui possédait et lui apprit tout le répertoire de Pierre Dupont. Aussi, des profondeurs de leur « cage », pour nous servir des termes du narrateur, ce trio d’amis, devenu un trio de chanteurs, lançait-il à plein poumons ce couplet de circonstance, empreint d’une mélancolie si profonde :

Mal nourris, logés dans ls trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons, amis des ombres.
Cependant notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines ;
Nous nous plaisions au grand soleil
Et sous les rameaux verts des chênes.
Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons (ter)
À l’indépendance du monde.

À peine débarqué, M. Bauër fut dirigé sur Numbo, une des deux vallées de la presqu’île Ducos. Là, en plein air, au grand soleil ou par la délicieuse fraîcheur des nuits étoilées, devant l’immensité de la mer et derrière le cadre romantique d’une végétation luxuriante, l’auteur analyse dans une langue imagée les impressions qu’éveillent en lui les harmonies de la nature, harmonies dont Barbé-Marbois