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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°39.pdf/6

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LE MÉNESTREL

avait noté, lui aussi, les passionnantes tonalités ou les discordances irritantes.

Mais aux émotions intimes du captif solitaire succèdent ses bruyantes expansions avec les amis qu’il retrouve sur ces pentes boisées. Autour d’un tas de pierres, formant table, tous sont assis sur des tapis de verdure, l’unique siège que leur offre cette immense salle à manger de la nature : une gigantesque omelette fume sur la table improvisée ; et, tenant en main un verre où pétille du vin de France, notre auteur répète le couplet de la Danaë :

Buvons
À l’indépendance du monde.

Les déportés se constituèrent en troupe et ouvrirent un théâtre qu’ils appelèrent le théâtre de Numbo. On y jouait la comédie, le vaudeville, voir même l’opérette. Ce fut sur cette scène, ingénieusement aménagée, que M. Bauër, dont les feuilletons dramatiques font aujourd’hui autorité, donna la seule pièce qu’il ait jamais écrite, la Revanche de Gontran. Olivier Pain y avait, paraît-il, collaboré et Ferdinand Okolovicz en composa la musique. Ce même Okolovicz était directeur du théâtre de Nouméa ; quand il revint en France, il produisit sa troupe dans une représentation donnée au bénéfice des amnistiés en juillet 1880. Nous ignorons ce qu’il devint par la suite : nous nous rappelons seulement l’avoir rencontré à cette époque en compagnie d’un autre compositeur polonais et ancien déporté comme lui, Dombrowski. Ils écrivaient surtout de la musique de danse, vive, facile, légère, rappelant celle de Métra, mais sans caractère personnel bien prononcé.

Ce fut, du reste, comme une contagion lyrique gagnant tous les établissements néo-calédoniens affectés au service de la déportation. Les virtuoses s’exercèrent d’abord à huis clos ; puis ils se réunirent pour faire de la musique de chambre ; enfin ils formèrent des orchestres pour des auditions publiques. Et ce qui est assez piquant, c’est que chacun s’ingénia à construire les instruments qui manquaient, avec cette persévérance et ce bon vouloir dont avait témoigné jadis Barbé-Marbois. Une lettre de déporté que publiait il y a tantôt dix-huit ans le Figaro, nous en donne un amusant croquis :

« 
Île des Pins, 3 mai 1878.

….. Les airs variés de Mignon, que je jouais sur ma flûte, ont fait sortir de terre dix musiciens enragés qui, d’abord, ne voulaient que s’amuser, puis ont voulu se montrer en public. La permission demandée fut accordée et le premier concert fut donné le 24 février.

Tout se passa dans l’ordre le plus sérieux du monde : je me croyais dans un salon où il n’y a que du monde comme il faut !… Le 24 mars et le 14 avril furent de mieux en mieux en renchérissant sur les décors que l’on continue. Nous donnons la prochaine fois une vieille comédie : Brouillés depuis Wagram.

Et savez-vous où se trouve cet emplacement nécessaire à 2.000 personnes ? Dans ma concession, dans ma forêt ! Notre orchestre se compose de trois violons, une contrebasse, deux flageolets, deux flûtes, une caisse, un triangle, tout cela fabriqué ici. Les violons sont en sandal et bois de rose ; ils ont été faits par un menuisier ébéniste ; la flûte, par un graveur-tourneur ; la contrebasse est faite en sapin avec le bois d’une caisse ayant contenu du savon. L’essentiel, c’est d’avoir du monde, qui ne paie pas, c’est vrai, mais qui est content, et cela suffit. »


Au camp de Saint-Louis, le dimanche, c’est encore la musique qui fait à elle seule les frais de toutes les distractions, dans une note moins raffinée peut-être, mais aussi plus vibrante et plus colorée. M. Alphonse Humbert en a traduit l’impression, alors très vive, dans l’Intransigeant de 1882. Les chanteurs du camp de Saint-Louis — car la musique instrumentale y faisait à peu près défaut — s’inspiraient surtout de l’amertume de leurs déceptions politiques et économiques : on croirait que leur Muse continue les traditions d’Ange Pitou et des vieilles barbes de 1830.

Quand d’autres condamnés avaient égrené le chapelet des romances sentimentales et des chansons d’atelier ou de café-concert, les détenus politiques commençaient leur partie. Ils passaient en revue le cycle des couplets satiriques : d’abord le grand morceau À l’Élysée on danse et la Foire aux parjures de Dereux ; puis, le répertoire de la Commune : Rendez le fer au laboureur et Ne tirons pas ; enfin, les chants de la défaite : les Pontons, Messieurs de Versailles, etc., etc. M. Alphonse Humbert payait aussi de sa personne. Ses amis lui réclamaient la République des paysans. Il s’exécutait avec la meilleur grâce du monde, et tous reprenaient après lui le refrain :

Ah ! quand viendra la belle !
Voilà des mille et des cent ans
Que Jean Guêtré t’appelle,
République des paysans !

Souvent l’iambe d’Archiloque faisait place à un hymne de Pierre Dupont, ou à quelque vieille chanson en patois picard, normand ou bourguignon. Parfois encore un intermède d’une saveur spéciale venait, comme le ballet final de nos féeries à grand spectacle, terminer, sur un mode moins âpre, la série de ces divertissements dominicaux.

Nous laissons ici la parole au narrateur, un maître écrivain.

« Les Arabes (c’étaient les acteurs de cette pantomime) sont allés chercher au camp malabar un tambour de basque dont ils accompagnent, sur une note unique, leurs mélopées gutturales rythmées sur une cadence uniforme. Les autres noirs du camp se sont mêlés à eux. Tous écoutent béatement, roulant leurs grands yeux blancs noyés de mélancolie. Bientôt ces plaisirs ne suffisent plus, il en faut de moins poignants, il en faut de plus vifs. Les têtes crépues palpitent, les pieds nus frémissent sur le sol. On va danser. On se lève, on se trémousse toujours sur la même note jusqu’à ce qu’on ait perdu haleine.

Et, en effet, un de leurs premiers sujets, Ben Aïssa, qu’ils appellent « le major, » se livre à une mimique effrénée auprès de laquelle la danse du ventre, les exercices chorégraphiques des bayadères et le tournoiement échevelé des derviches pourraient passer pour de simples menuets.

Cela dure dix minutes. Le danseur épuisé se ralentit. La sueur coule sur son visage et sur ses membres. On l’encourage. La musique redouble son tapage excitant. Vains efforts. Haletant, soufflant, râlant, le major tombe, et pendant qu’on l’emporte pour le coucher on l’entend murmurer faiblement :

« Major fatigué ! Danser n’a pas ! Danser n’a pas !  »


Plus de quinze ans ont passé sur ces épisodes, qui semblent déjà bien loin dans les annales de l’histoire ; et depuis, le livre de la déportation ne s’est rouvert que deux fois. Espérons que pour le bonheur de l’humanité et l’honneur du nom français, il restera maintenant à jamais fermé !

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

L’Opéra impérial de Saint Pétersbourg a fait sa réouverture le 1er septembre, par une représentation d’Eugène Onéguine, le plus bel ouvrage de Tschaïkowsky.

— Aux archives du ministère de la guerre d’Autriche-Hongrie existe un département consacré à la musique militaire. On y conserve, non seulement les fanfares réglementaires de l’armée autrichienne depuis plus de deux siècles, mais aussi des marches et autres morceaux historiques qui furent joués par les musiques militaires autrichiennes et certaines chansons qui furent populaires dans l’armée. C’est dans ces archives que M. Fuchs, chef d’orchestre de l’Opéra impérial, a puisé la belle mélodie O Lille, ville ravissante, qui fut chantée par les régiments autrichiens pendant le siège de Lille par les troupes du prince Eugène, et quelques autres mélodies du temps de ce célèbre général, pour les utiliser dans un à-propos musical en l’honneur dudit prince. Tout récemment, les archives musicales de la guerre s’ouvrirent à l’occasion du 200e anniversaire d’un régiment viennois dont le propriétaire perpétuel est le grand maître de l’Ordre teutonique, et ont fourni à la musique militaire de ce régiment toutes les fanfares réglementaires et les marches qui lui servirent à partir de 1696, année de sa formation. La musique militaire joua tous ces morceaux dans la grande rotonde de l’Exposition de 1873, qui est restée debout, et ces morceaux, produits dans leur ordre chronologique, ont été d’un effet superbe. Certaines marches du dix-huitième siècle, par leur allure militaire et leur mélodie entraînante, ont même provoqué un grand enthousiasme dans l’assistance, qui était fort nombreuse. Il paraît que le régiment en question a l’intention de publier son histoire musicale, et cette entreprise mérite d’être encouragée.

— Avec la saison d’automne les théâtres reprennent de tous côtés, comme à Paris, le cours de leurs travaux. À Berlin il n’y en a pas moins de seize ouverts en ce moment, qui sont les suivants : Opéra royal, Comédie royale, Théâtre allemand, Théâtre Lessing, Jardin d’Hiver, Théâtre Apollon, Olympia, Alhambra, Théâtre de Berlin, Théâtre de la Résidence, Théâtre Friedrich-Wilhemstadt, Nouveau-Théâtre, Ostend-Théâtre, Théâtre Schiller, Théâtre Central, Théâtre de la Belle-Alliance.

— Le comité qui s’est formé pour ériger à Rohbert Schumann un monument dans sa ville natale, Zwickau, a déjà réuni la somme de 40.000 francs environ.

— On vient de trouver dans la bibliothèque de l’Ordre teutonique, à Troppau (Silésie autrichienne), deux manuscrits intéressants de Beethoven. Le frère Eugène, qui est chargé de la conservation de cette bibliothèque, découvrit par hasard, en examinant le contenu d’une vieille armoire, deux partitions portant une dédicace à l’archiduc Antoine-Victor, grand maître