Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/228

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J’arrivais au même moment à sa hauteur et par-dessus la tignasse de la femme pleurnichante il me lança un sourire indulgent accompagné d’un regard ironique, courageux et profond, de quoi faire honte à toute mon expérience de la vie. Je fis un signe amical en continuant ma route, non sans l’entendre dire encore, bon prince :

— Si tu me lâches tout de suite, je t’allonge un bob[1] de ma paye pour boire à ma santé.

Quelques pas de plus m’amenèrent sur Belfast. Il me prit le bras et chevrotant d’enthousiasme :

— J’ai pas pu aller avec eux, bégaya-t-il, en indiquant du menton la cohorte bruyante qui descendait lentement la rue le long de l’autre trottoir. Quand je pense à Jimmy... Pauvre Jim ! Quand je pense à lui, j’ai pas le cœur à boire. Tu étais son matelot, toi aussi... Mais moi, je l’avais tiré de sa turne..., pas vrai ? Les petits cheveux frisés tout de laine qu’il avait... Oui. Et c’est moi qui avais volé le sacré pâté !... Il voulait pas partir. Personne ne pouvait le faire partir.

Il fondit en larmes.

— J’lai pas touché, moi, pas d’ça, pas d’ça !... Pour moi, pour m’faire plaisir, il est parti, comme... qui dirait... un agneau.

Je me dégageai doucement. Les crises de larmes chez Belfast se terminaient généralement en coups de poings et je ne me souciais guère d’essuyer le poids de son inconsolable douleur. En outre, deux policemen, de prestance imposante, se tenaient près de là, nous fixant d’un œil incorruptible et désapprobateur.

— Au revoir, dis-je, et m’en allai.

Mais, au coin de la rue, je fis halte pour regarder une

  1. Un shilling.