Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/49

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de sa couchette : « Zut ! En v’là un potin ! « — Je suis enrhumé », souffla Wait. — « Enrhumé que tu dis, grommela l’homme, je parierais pour plus que ça… » — « Ça vous plaît à dire », répondit le nègre soudain dressé, sa hauteur et son dédain reparus. Il grimpa dans sa couchette et recommença de tousser avec persistance, tandis qu’il allongeait le cou pour surveiller d’un œil sévère le poste d’équipage. Nulle protestation ne s’éleva plus. Il retomba sur l’oreiller et on put entendre le sifflement rythmé de son haleine pareille à celle d’un homme oppressé par un mauvais rêve.

Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, le dos aux ténèbres. Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il apparaissait plus grand, colossal, très vieux ; vieux comme le Temps, père des choses, lui-même, venu là, dans ce lieu plus muet qu’un sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil consolateur. Il n’était pourtant qu’un fils du temps, relique solitaire d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait là, vigoureux encore, sans pensée comme toujours ; entre son vaste passé vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de comprendre son silence avaient disparu, ceux-là qui avaient su le secret d’exister par-delà la vie et devant la face de l’éternité. Ils avaient été forts, de la force de ceux qui ne connaissaient ni le doute, ni l’espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des personnes bien intentionnées avaient tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur pain, ne se mettant à la tâche que par crainte pour leurs vies. En vérité, ç’avait été des familiers du labeur, de la privation,