Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de la violence et de la débauche, mais qui ne connaissaient pas la crainte et n’entretenaient point de haine dans leurs cœurs. Durs à mener, mais faciles à séduire ; muets toujours, mais assez mâles pour mépriser en leur âme les sensibleries bavardes qui déploraient la dureté de leur sort. Sort unique et le leur ; la force de le subir leur paraissait privilège d’élus ! Leur génération aurait vécu sans s’être plainte ou ménagée, sans avoir connu la douceur des affections ni le refuge d’un foyer, et serait morte, libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. C’étaient les enfants toujours jeunes de la mer mystérieuse. Leurs successeurs ne sont que les enfants grandis d’une terre mécontente. Moins débridés mais moins innocents ; moins profanes mais moins croyants aussi peut-être, s’ils ont appris à parler, ils ont appris de même à geindre. Mais les autres, les forts, les silencieux, modestes, courbés et solides, avaient ressemblé aux cariatides de pierre qui soutiennent dans la nuit les salles resplendissantes d’un édifice glorieux. Ils sont loin à présent, et cela ne fait rien. La mer comme la terre sont infidèles à leurs fils. Une vérité, une fois, une génération d’hommes passe, on l’oublie, et cela ne fait rien ! Excepté peut-être au petit nombre de ceux qui crurent à cette vérité, confessèrent cette foi ou chérirent ces hommes-là.

Une brise se levait. Le navire évita, et soudain sous une risée plus forte, le baland de la chaîne entre le guindeau et le manchon d’écubier tinta, glissa d’un pouce et se souleva doucement du pont, suggérant d’une manière saisissante l’idée d’une vie insoupçonnée cachée dans les molécules du fer. Dans l’écubier, les chaînons grinçants faisaient à travers le navire le gémissement d’un homme soufflant sous un fardeau. La tension se prolongea jusqu’au guindeau, la chaîne raidie comme une corde vibra,