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Page:Le Sylphe - Poésies des poètes du Dauphiné, tome 1, 1887.djvu/251

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REVUE DES ÉCRIVAINS DAUPHINOIS 53 Je jetai un coup d'œil sur la salle pour savoir dans quel milieu je me trouvai, et j'aperçus un jeune marin assis à l'un des angles de la table unique ; il fredonnait un air qui ne me semblait pas inconnu, tout en s'interrompant de temps en temps pour s'hu mecter la gorge. Je m'approchai de lui et le priai, en anglais, de me dire l'heure qu'il était. — Je ne comprends pas, me répondit-il en pur et correct fran çais, un mot de votre langue. — Pardon , lui répondis-je , votre air de mousse accompli m'avait fait croire que vous étiez un des fils d'Albion, et j'espère que vous m'excuserez lorsque vous saurez que je suis confondu de mon erreur et que nous sommes tous deux des enfants de la belle France... Nous liâmes rapidement connaissance, comme cela arrive toujours d'ailleurs quand deux compatriotes se rencontrent sur une terre étrangère. Après lui avoir expliqué pourquoi je me trouvai dans cette « Public house » à une heure si matinale, je le priai de me raconter un peu ce qu'il faisait. — Avec plaisir, me dit-il, si cela peut vous intéresser, mais Marie-Louise (tel était le nom du navire à bord duquel il navi guait) doit faire voile dans une demi-heure à destination de Rio-de- Janeiro. Accompagnez-moi donc aux docks et je vous raconterai ce que vous me demandez. Pendant le trajet, malheureusement de trop courte durée, il m'apprit que son hameau natal était au sud de la France. Son père, un ancien avocat, qui le destinait au barreau, l'avait envoyé au lycée, mais préférant le grand ciel, la vaste mer, aux murs et aux grilles de la pension, il sortit de sa galère non sans avoir plaidé difficilement sa cause. La marine semblait faite pour lui; il s'en gagea, et son père avoua enfin qu'il avait raison et qu'il valait mieux faire Un bon marin qu'un mauvais avocat. — Depuis, ajouta-t-il, il y a cinq ans de cela, je n'ai pas revu mon père; je pars aujourd'hui pour un voyage qui doit durer de quinze à dix-huit mois, après quoi, mon engagement étant terminé, je serai libre et je rentrerai en France. A ce moment, nous tournâmes à l'angle d'une rue et la grande muraille qui sépare les docks de la ville se dressa devant nous. Vingt pas plus loin, se trouvait la porte d'entrée. Nous causâmes encore cinq minutes, puis je serrai la main à ce brave, tout en lui faisant remarquer que le temps se tournait à l'orage. — Bah ! me répondit-il, on ne meurt qu'une fois ! Leeds, Juin 1887. L. NOBODY.