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Page:Le Sylphe - Poésies des poètes du Dauphiné, tome 1, 1887.djvu/291

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REVUE DES ÉCRIVAINS DAUPHINOIS 93 gens, ses enfants et petits-enfants. Le vieux avait encore quelque bien et tardait trop à mourir. En conseil de famille, dont faisait partie le petit-fils venu exprès du régiment, on décida sa mort. Il fut condamné et exécuté à coups de marteau, le pauvre vieux, à coups de pied et à coups de poing par toutes cette famille de brutes, frappant tous ensemble avec rage, le beau garçon comme la jolie fille. . . C'était le drame rural dans son effrayante banalité, mais cer tains détails en accroissaient l'horreur. Le vieux mort, il fallait se débarrasser de son cadavre pour pouvoir conter en suite quel que histoire de disparition, quelque catastrophe dans les ravins ou les précipices. On plaça donc le cadavre sur la table, cette table où je mangeais tout à l'heure mes fraises des bois, et là il fut coupé en morceaux et dépecé, chacun prenant sa part de la sinistre beso gne. Ce ne fut pas encore tout. On jeta cette viande humaine dans la grande marmite familiale, où chaque jour se faisait la soupe de la maison. On fit bouillir longuement tout cela, et cette funèbre nourriture fut donnée aux pourceaux, qui l'engloutirent avec avidité. Les ossements jetés et cachés au loin avaient été trouvés par le chien de garde, qui les avait sans doute rongés. Et le même soir, dans cette même marmite à peine lavée, toute la maisonnée mangea la soupe, sur la table du dépeçage, satisfaite du résultat, comme inconsciente, presque anthropophage. Tel fut le récit de ces messieurs. Les gendarmes ont découvert enfin, pâles et effarés, blottis dans le foin, les trois coupables qu'ils enchaînent et vont emmener. Je les regarde encore et tout cela me paraît invraisemblable. On pose les scellés sur la porte; le cortège se met en marche p®ur la maison d'arrêt de Chambéry, et je reste là pendant quel ques minutes, comme pétrifié, dans la cour de la petite ferme, — 1a petite ferme savoyarde si accueillante rencontrée au hasard de la route, et qui me fait horreur à présent, avec son toit d'ardoises aux larges auvents bien rabattus, sur lequel me paraît planer le fantôme du crime. Et je m'éloigne plus vite, l'esprit hanté par la lugubre histoire. Ainsi, le beau dragon chevelu au regard si naïf était assassin et parricide. . . Ainsi, la jolie fille de tout à l'heure, au gros cœur d'or — ironie ! — avait trempé dans le sang ses beaux bras nus — c'est peut-être pour cela qu'ils étaient si roses. Tous ensem ble avaient tué le pauvre vieux! Et le chien, le chien de l'arrivée avec son honnête et brave figure de chien ami, en avait mangé. . . Albert GINET.