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quel ennui, chez la plupart des baigneurs et des baigneuses, lorsqu’il y a de la pluie dans l’air, ou que le vent se fixe mal à propos pour les promenades ! Les amateurs ne voudraient, dans toutes ces stations, qui ont envahi la Bretagne après avoir envahi la Normandie, que le calme absolument plat de la mer, que le sourire immuable du ciel, de la lumière, de toutes choses.

La descente de la Loire peut être effectuée par un des bateaux qui font le service entre Nantes et Saint-Nazaire. Je fais ce voyage d’environ trois heures, au cours duquel on aperçoit Basse-Indre, dominée par les hautes cheminées des établissements de la marine ; Indret, qui me fait souvenir du Jack d’Alphonse Daudet ; Couéron, autre village industriel ; le clocher de Pellerin ; la Martinière, pays d’origine de Fouché ; des îles, des bancs de sable, qui barrent le fleuve et obligent à de longs détours ; Paimbœuf, ancienne ville prospère, maintenant ruinée.

Saint-Nazaire fut un bourg, un port de relâche, sans abri, exposé aux rafales d’ouest, puis on y commença, en 1842, un bassin à flot, puis un autre bassin y fut creusé pour donner accès aux bâtiments de l’État et pour les chantiers de réparation. Mais Saint-Nazaire, malgré son importance possible, son rôle de lieu de transit à l’embouchure de la Loire, n’a pas l’aspect de capitale et de cité ancienne de Nantes ; c’est le chantier, l’usine, la construction sans passé, la rapide improvisation utilitaire, le point de départ et d’arrivée de paquebots qui sillonnent l’Atlantique. La richesse ne prend pas le même aspect qu’à Nantes, l’installation bourgeoise n’apparaît pas. Le monde du travail fonctionne sous le grand ciel, entre la Loire et la mer. Un monde ouvrier semble enserrer la ville, neuve, légère, d’aspect aimable et coloré comme une ville de bains, toute en bazars, en cafés, en hôtels, encombrés de gens de toutes couleurs, caravansérails aux chambres innombrables, à la cuisine quelconque servie à toute vapeur par un personnel de garçons glabres, à favoris, à moustaches, qui circulent autour des dîneurs comme des somnambules frénétiques.

On a plus d’agrément hors de ces casernes. L’arrivée, d’abord, par le vapeur de Nantes, est charmante. Le fleuve s’est élargi, le rythme des premières vagues s’établit, on entre dans le port. Dans Saint-Nazaire même, il est, après cette belle arrivée, des repos pour l’esprit et des joies pour les yeux. Le Jardin des plantes, hors de la ville, sur la route de Ville-ès-Martin, en pleine lumière, devant la mer, est accueillant au promeneur par ses allées fleuries et le parfum de ses résédas. Un autre jardin, près du port, est, du côté de la mer, élevé en talus, et, du côté de la ville, creusé en ravin. C’est un abri rustique, une retraite mystérieuse et embaumée, à deux pas de l’énorme agitation du quai.

La ville elle-même semble un lieu de passage. Sa physionomie de population en camp volant et de ville réjouie en plein air m’apparaît, un dimanche de régates, au long des quais, de la jetée, de la plage, tout le monde dehors sous le soleil d’été, tout un mouvement scintillant de robes claires et d’ombrelles blanches au bord de la mer bleue. Le centre de la ville n’est pas non plus déserté. Sur la petite place, sous les stores des cafés, les gens s’attardent à écouter le concert de deux ambulants : un violon, une harpe. Ils jouent le Carnaval de Venise, l’air de la Bohémienne du Trouvère, de vives et enroulées musiques italiennes, qui semblent faire danser les atomes dans les rais de soleil. Ils jouent les phrases de langueur élégante de la Traviata. La mer est au bout de la rue, plate, ardente et blanche, une lumière de feu embrase les choses, une vision d’Italie emplit les yeux. Et, coïncidence singulière, voici que le joueur de harpe, la tête rase, la barbe noire en pointe, les joues bleues, le teint olivâtre, le profil à grand nez, ressemble trait pour trait au Véronèse musicien assis au premier plan des Noces de Cana.

BOURG DE BATZ. L’ÉGLISE RUINÉE DE NOTRE-DAME DU MÛRIER.

Parmi tout ce monde, et sur un air de cette musique, entre sur la place une bonne femme qui qué-