Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 10.djvu/452

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ruine par les rocs en désordre : au sommet de la falaise, des mamelons indiquent la place d’un camp romain. Le dernier et formidable aspect de rochers est la pointe des Poulains : c’est là, parmi les pierres, dans un petit fortin de Vauban, que Mme Sarah Bernhardt a installé sa maison d’été. Les plus hauts, les plus formidables de tous ces rochers, sont ceux de Port-Domois : un lourd cap formé de blocs que Claude Monet nomme les Cathédrales, et, au milieu du port, une roche trouée en forme d’arche, la roche Guibel.

À BELLE-ÎLE : L’ENTRÉE DE LA MER, APPELÉE PORT-GOULPHAR.

J’ai vu là, pendant un mois, toutes les beautés de la lumière sur la mer et sur les rochers, un espace d’une exquise pureté, où les mousses vertes et dorées, les bruyères roses, les pierres bleuâtres et rouillées créent une harmonie incomparable. J’ai vu les jeux de la mer, l’assaut des vagues par rangs pressés, leur arrivée haute et rigide, leur écroulement contre la falaise, leur poudroiement de vapeur d’eau, leur écume furieuse qui saute parfois au-dessus de la falaise, et s’en vient, portée par le vent, jusque dans les champs. J’ai vu, dans les grottes, cette eau furibonde devenue immobile, un miroir de saphir ou d’émeraude. J’ai vu la tempête d’octobre après le beau temps du mois d’août et l’automne venteux de septembre, l’étendue transformée en abîme chaotique, les rochers disparus sous les paquets de bave crachés par l’Océan, l’ouragan maître de l’espace.

J’ai vu aussi les habitants, les pêcheurs, les pilotes qui viennent, chaque jour, à l’auberge, hommes épais, solides, lents, au parler tranquille, toujours à consulter le baromètre, toujours à parler de ce qu’ils ont vu en mer, de la course qu’ils ont faite hier, de celle qu’ils feront demain. Ce sont de fameux marins, et les navires qu’ils vont chercher au large peuvent se confier à ces bons guides, qui connaissent tous les rochers, toutes les pierres de la côte, toutes les « habitudes » des courants et des marées. À terre, ils cultivent leur jardin, mènent leur vache à la pâture, vont chercher du varech et du goémon à la grève, promènent leurs mioches. On peut passer des heures à causer avec eux, à l’abri de quelque vieux mur. Ils sont loyaux et braves, et ils n’ont que mépris pour l’homme qui a livré, en 1853, les deux condamnés politiques évadés. L’un de ces marins me conduit à Radenec, me montre la maison où couchèrent les fugitifs, où ils furent livrés au matin. Il me montre aussi, ailleurs, la maison achetée avec l’or de la trahison : c’est, dans le langage du pays, le Château-Blanqui, incendié deux fois, maison mystérieuse que l’on croit visitée par les revenants.

Ce côté sud et ce côté ouest de Belle-Île sont les plus intéressants. Je vais toutefois à Bangor, commune d’où dépendent le hameau de Kervillaouen et le Phare, et j’y trouve une jolie porte au bout d’une allée d’arbres. Je vais à Locmaria, au sud-est, où sont les fameuses grottes que Dumas père choisit comme décor de la mort de Porthos, l’un de ses mousquetaires attaché à la fortune de Fouquet.

Je vais du Palais à l’île d’Houat, régie alors par le curé, aubergiste, épicier, tailleur, maire, juge de paix, syndic des gens de mer, gouverneur des deux cent cinquante habitants qui cultivent la terre et pêchent autour de l’île. Houat a la forme d’une chèvre, Hœdik la forme d’un crabe. Malgré cela, Houat veut dire canard, et Hœdik, caneton. Les deux îles sont très fréquentées en hiver par les bandes de canards sauvages. Les gens partagent les produits de la pêche. La terre, très morcelée, appartient par menues parcelles à des individus différents, mais, comme les produits de la pêche, les produits du sol sont partagés proportionnellement à la part de chaque associé. Élisée Reclus, qui relate ces détails, ajoute qu’un Conseil de douze vieillards est adjoint au curé-gouverneur ; que la « masse commune », alimentée par des cotisations et des ventes, fait des avances aux pêcheurs, au commencement de chaque campagne. Voilà une population qui a résolu le problème de la vie commune, et elle y était, d’ailleurs, bien forcée pour éviter la