Page:Le Tour du monde - 02.djvu/119

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belle ; mais l’allégorie ne s’arrête pas là et, s’appuyant sur le texte d’une autre légende qui dit que la croix de Jésus-Christ a été taillée dans un arbre venu sur la tombe même d’Adam, veut que la faute du premier homme soit figurée par ce même bois sur lequel meurt le Sauveur de l’humanité. Il n’est pas facile de démêler dans ce double symbole la cause de l’effet, mais si on comprend cependant dans cette corrélation une pensée sublime, ce n’est pas toutefois chose faite pour les simples gens. La mort de l’Homme-Dieu est dans notre iconographie plus simple, mais aussi plus humaine ; tandis que chez les Grecs la nature est calme et souriante le jour du crucifiement, chez nous, au contraire, les éléments se révoltent, la douleur est sur tous les visages, sentiment prosaïque qui interprète mal, ce me semble, le fait de la rédemption, mais qui est plus saisissable pour le vulgaire.

Pendant l’examen minutieux que nous faisions de ces peintures, l’higoumène ne cessait d’attirer notre attention sur des tableaux qu’il venait de recevoir de Russie. Rien n’est comparable au mauvais goût de cette sorte de bimbeloterie qui attire l’œil désagréablement. Les têtes et les mains seules sont peintes et ressortent maigrement d’un amas d’étoffes en relief surchargées de perles et de morceaux de métal. Les moines raffolent de ces afféteries et Pétersbourg en inonde les couvents.

On n’oublia pas de nous mener devant deux images de la Vierge en grande vénération sur la montagne. La première est au-dessus de la porte d’entrée, placée très-haut et peu visible à cause de l’épais treillage qui la recouvre. Un vieux caloyer assis sous le porche nous en conta l’histoire avec cette volubilité de cicerone qui ne tient aucun compte de la ponctuation. Voici le résumé de cette explication en quelques mots. Théophile, patriarche d’Alexandrie, l’ennemi de saint Jean Chrysostome, ayant fait brûler quelques monastères par suite de mésintelligence avec le moine Isidore, fit disperser les images. Une de ces images jetée à la mer fut poussée miraculeusement devant Iveron et recueillie par un caloyer appelé Gabriel : c’est cette image de la Vierge. La seconde est placée au fond d’une petite église dédiée aux saints apôtres : le panneau enfumé est entaillé à la hauteur du visage d’une large balafre dont s’échappent des gouttes de sang. Vers l’an 650, des pirates vinrent attaquer le monastère et y pénétrèrent. Leur chef, Éthiopien d’origine, s’avança jusqu’au fond de cette chapelle et frappa la Vierge au visage d’un coup de couteau qui fit jaillir le sang de la blessure. Le corsaire touché de ce miracle, se fit moine avec ses compagnons, et termina sa vie dans le couvent, donnant l’exemple d’une grande piété. On n’a su à ce nègre aucun gré de son repentir, car, outre qu’on l’a souvent peint sur les murs d’une façon peu indulgente pour son physique, on a eu l’idée de le faire figurer sous la forme d’une grosse horloge en bois. La présence de ce Croquemitaine s’explique mal dans un pays où il n’y a pas d’enfants.

Au milieu de ce monde d’images dont nous voulions reproduire une grande partie, les jours nous semblaient courts, malgré la bonne volonté du soleil qui s’attarde volontiers dans ce ciel sans nuages. Aussi nous ne sortions que rarement du couvent et profitions encore d’une partie des nuits pour faire des recherches dans les illustrations des manuscrits. Voulgaris, de son côté, imaginait des raffinements inconnus pour apprêter le même poisson, l’éternel barbouni (espèce de rouget) sous des aspects différents. À ceux qui voyageront en Orient, je recommande Voulgaris et le merle solitaire (turdus musicus) qu’il accommode très-délicatement avec la menthe hachée.

On a beaucoup chanté la vie monacale ; on a célébré les louanges de ces associations qui, avec leur ferme croyance, ont laissé des monuments impérissables de leur génie. La foi du temps présent semble tendre vers un autre but et les moines d’aujourd’hui sont écrasés par ces constructions colossales du passé. Excepté aux heures de prière, ils restent peu dans le couvent et vont au dehors respirer un air plus pur que celui de leurs cellules.

Les frères lais se livrent aux travaux du jardinage, construisent des embarcations, vont à la pêche ou filent la laine pour la confection des vêtements. Pour ces différents travaux ils laissent leur lourde tunique et ne gardent qu’une culotte, costume qui, complété d’un chapeau de paille aux bords larges, leur donne la tournure de cosaques déguisés en planteurs. Plusieurs sont surveillés par des moines, car l’inviolabilité de la montagne fait que souvent, à côté de réfugiés politiques, se glissent des assassins, voleurs, ou autres gens d’humeur batailleuse.

Dans les couvents grecs l’hospitalité est toute gratuite et largement pratiquée à l’égard du premier venu qui frappe à la porte, musulman, juif ou chrétien : cependant il ne faut pas oublier que les Grecs sont maîtres en l’art de la diplomatie, et force était souvent de donner un bakchich par-ci, faire un portrait par-là, pour retirer de tel ou tel coin telle ou telle chose précieuse.

Parmi le peu d’étrangers qui ont séjourné ici, nous disait l’higoumène, plusieurs sont tombés malades, malgré la salubrité du climat. Cela n’a rien en effet qui doive surprendre. Il est évident que celui que n’attire là aucun intérêt artistique, ne doit pas tarder à être atteint d’un spleen précoce. Le régime monacal est mauvais, les appartements pratiqués dans les galeries extérieures sont intolérables dans le jour à cause de la chaleur, la propreté est douteuse, et les sentiers de la montagne sont peu praticables. Il ne resterait donc, outre l’accueil gracieux qu’on reçoit et le charme assez rare de la conversation des moines, que le spectacle de la nature, splendide dans ses effets les plus gigantesques, si la règle des couvents ne faisait fermer les portes au coucher du soleil et ne vous réduisait à la contemplation de l’horizon immense du haut d’un balcon accroché sous les toits comme un nid d’hirondelles. Une de nos distractions était, pendant la nuit, quand les simandres réveillaient les échos endormis du couvent, de voir apparaître successivement sur les galeries les moines à peine éveillés, se dirigeant vers l’église d’un pas chan-