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celant, armés de petites lampes à la lueur tremblotante. Cela nous représentait, avec ces acteurs cassés par l’âge et vêtus de leurs tuniques longues comme des suaires, quelque chose comme une répétition du Jugement dernier, figuré dans les vieux almanachs.

Il nous prit fantaisie, un matin, de visiter le monastère de Stavronikitas (σταυρος, croix, νικη, victoire), à deux kilomètres à peu près d’Iveron. L’higoumène nous donna une barque avec deux moines. P. Nyphon et P. Pacôme avaient les bras solides et, en quelques coups d’avirons, ils nous débarquèrent sur une plage fleurie de myrte et de rosiers. Nous gagnâmes de là le monastère à pied. Sa construction, surmontée d’un donjon carré, flanquée de tourillons en culs-de-lampe et surveillée à l’entrée par deux échauguettes haut placées, offre un appareil militaire complet. On nous avait vanté à Kariès les peintures de Stavronikitas, mais le moment de notre visite était mal choisi ; presque toutes les églises étaient fermées. On réparait l’intérieur de la cour et il pleuvait des moellons avec accompagnement continu de la scie et du marteau. Ce que nous vîmes de plus surprenant était un moine dormant au milieu de ce vacarme. Après avoir pris à la hâte quelques croquis, un entre autres dans le Catholicon, d’après une belle image de saint Nicolas[1], nous regagnâmes la barque. « Avez-vous vu, nous dit le P. Pacôme, l’image miraculeuse ? » Nous ne l’avions pas vue, mais nous n’en eûmes aucun regret, étant déjà habitués à ces exhibitions qui se répètent dans tous les couvents et n’offrent le plus souvent rien de remarquable au point de vue de l’art.

L’higoumène d’Iveron. — Dessin de Pelcoq d’après une photographie.

Les miracles sont du reste fréquents dans l’Église d’Orient, et par ce moyen les prêtres entretiennent la superstition. Nous en eûmes une preuve le lendemain à Iveron. Il y a, à la porte des couvents, de petites chapelles funéraires, appelées kimisis, dans lesquelles on dépose les cadavres des moines. J’étais assis avec Schranz dans un de ces caveaux abandonnés depuis longtemps et encombré d’ossements. Nous étions là, absorbés dans des études phrénologiques, quand entra Ianni, notre cavas albanais :

« Voilà un crâne de vroucolacas[2] (possédé), dit-il, me désignant celui que je tenais à la main ; il a les dents noires. — Cela prouve tout au plus qu’il les avait mauvaises, répliqua Schranz. — Vous n’avez donc jamais vu de vroucolacas, effendi ? — Non. — J’en ai vu un, moi. Il y avait à Kavala un homme qui s’appelait Makalakis, qui avait le mauvais œil et qui toute sa vie avait fait du mal aux autres hommes. Quand il traversait le champ du voisin, le tabac montait sur pied, et les femmes qu’il regardait devenaient stériles. Un jour on le trouva mort près du tsarchi. Il était noir comme ceux qui meurent de la peste. « Voilà qui est mauvais, » dit le pappas. Pendant toute une année, Makalakis ne cessa de rôder autour des maisons voisines. On alla chercher le pappas, et on déterra Makalakis : son corps était toujours noir et ses chairs étaient fermes, comme s’il fût mort la veille. « Allons chercher l’évêque, » dit le pappas, et quand vint l’évêque, qui était un saint homme, les chairs se décomposèrent, mais les os restèrent noirs, et cela n’est pas naturel, effendi, et ce crâne que vous tenez là est celui d’un vroucolacas.

Comme nous en parlions le soir au logothète : « Cela est vrai, » nous répondit-il roide ment. Nous n’eûmes garde d’insister. C’était un fort aimable homme du reste que ce logothète, n’eût été un grain de méfiance qui l’empêchait souvent de nous donner tous les enseignements que nous voulions de sa science. Nous passions une partie des soirées avec lui dans la bibliothèque du Catholicon. La facilité avec laquelle Schranz parla cinq ou six langues nous avait engagés à faire quelques recherches, mais c’eût été vrai travail de géants, et la poussière que renfermaient ces piles de livres ne tardait pas à rendre le séjour de l’étroite chambre intolérable. J’ai dit que les recherches

  1. Saint Nicolas est en grande vénération chez les Grecs. Quand les empereurs byzantins se mettaient en campagne, ils se faisaient précéder d’un étendard en haut duquel était enchâssé un doigt de saint Nicolas.
  2. Thévenot, parlant des moines du couvent de Niamounia à Chios, dit que quand ils meurent on les porte tout habillés dans une église dédiée à saint Luc, laquelle est hors du couvent, et on les met sur une grille de fer ; si quelques-uns de ces cadavres ne se corrompent point, les autres moines disent que c’est signe qu’ils sont excommuniés. Thévenot, Voyage dans le Levant, p. 180.)