Page:Le Tour du monde - 04.djvu/13

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à l’eau, on gâte la marchandise, et les coups de bâton récompensent les maladroits. Plus loin, des négresses, abritées sous des baraques faites à la hâte, distribuent aux uns le café, aux autres des écuelles pleines de carne secca (voy. t. III, p. 331, note) et de feijoens (haricots), nourriture habituelle des gens de couleur, et bien souvent aussi des classes plus élevées. Sur le quai se promènent les revendeurs, attendant et guettant de loin les objets qu’ils veulent acheter. Ce qui m’intéressait par-dessus tout, c’étaient des brochettes d’oiseaux de toutes couleurs. J’aurais voulu les acheter tous ; mais l’art de les conserver que j’ai acquis dans la suite me manquait alors. En face de ce quai si animé se trouve le marché intérieur, où l’on vend des paillassons, des nattes, des calebasses, et généralement des ustensiles de ménage. Là se vendent aussi et se découpent d’énormes poissons, là enfin sont les marchands d’oiseaux et de singes. Je m’étonnais toujours de voir combien on s’empressait peu d’acheter ces oiseaux d’une richesse et d’une variété de couleurs si admirables. Si dans les rues on voit accrochée à une fenêtre une petite cage en jonc, on est sûr que c’est un serin ou un chardonneret qu’elle renferme. Il en est de même des fleurs ; on ne rencontre presque pas de fleurs tropicales à Rio ; des roses toujours.

Vêtu de noir.

Mon temps se passait agréablement. Je travaillais pendant une partie du jour. Je dessinais des paysages, je recevais de nombreuses visites, tous les journalistes me traitaient avec beaucoup de bienveillance ; j’avais acheté une redingote noire, j’avais chaud, mais j’étais considéré, cela eût dû me suffire. Que me manquait-il ? Logé dans un palais, je voyais, de mes croisées, la chambre des députés et j’entendais, sans me déranger, de beaux discours ; je voyais aussi manœuvrer la garde nationale, avec ses sapeurs, dont le tablier était varié selon les régiments : les uns imitant la peau de tigre, d’autres ornés des deux plantes nationales, le thé et le café, peints à l’huile d’une façon réjouissante. Je pouvais admirer tout à mon aise l’armée et MM. ses officiers, portant sous le bras le bonnet à poil ou shako. Devant moi s’exécutaient des manœuvres savantes, dans lesquelles je remarquais avec plaisir la prudence qu’anime en tous lieux la garde nationale : chaque soldat citoyen, dans l’intérêt de son voisin sans doute, faisait feu un peu avant ou un peu après le commandement en détournant la tête.

Les sapeurs de la garde nationale de Rio-de-Janeiro.

D’une belle toilette en marbre blanc du palais, j’avais fait une table à manger, et je me composais d’assez bons repas, où abondaient les conserves, les bananes et les oranges ; mais il me fallait toujours disputer mon dîner aux invasions des fourmis. Le soir arrivé, si je restais à prendre le frais à ma fenêtre, vis-à-vis de moi une chambre s’éclairait, une guitare et une flûte s’accordaient, puis des voix lamentables psalmodiaient des romances sur des airs d’enterrement. Ces chanteurs funèbres parfois s’attendrissaient, roulaient et levaient les yeux au plafond. Le sentiment les débordait. Cela durait, hélas ! jusqu’à deux heures du matin ;… dans de pareils moments, si quelqu’un se fût approché de moi, j’aurais mordu !… Mais le plus ordinairement, à la tombée de la nuit, je montais au Castel, cette petite colline où sont les signaux et qui est dans la ville même.

J’ai passé là de bonnes heures, contemplant toujours avec admiration l’immensité de la baie, avec ses îles si nombreuses que la vue ne peut toutes les embrasser. Du côté de la mer, la sérra dos Orgaos se découpe sur l’horizon en formes bizarres. Quand j’avais regardé longtemps à une même place, j’allais m’asseoir à quelques pas plus loin, et le spectacle était toujours nouveau pour moi. La nuit venait peu à peu, la plaine et la montagne se couvraient de feux, la ville s’illuminait à mes pieds. Quelquefois, je m’endormais sur le parapet, d’où le moindre petit mouvement m’aurait pré-