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Mais ces réflexions se dissipèrent à mesure que nous avancions. Nous avions laissé à notre droite l’église de Churubusco, lieu célèbre dans les annales guerrières du Mexique, traversé Mexicultsingo, animé par les barques indiennes qui vont et viennent sur le canal de Chalco, et dépassé Ixtapalapan, autrefois cité puissante et populeuse, aujourd’hui bourg ruiné. Près de cet endroit, s’élève une colline aride, où s’accomplissait, du temps des Aztèques, une cérémonie singulière. Tezozomoe raconte que le mont Iahualhincan avait un temple où les achcacautzins (chefs de quartier de Mexico) venaient déposer une offrande dont les rites des autres peuples ne présentent aucun exemple, que je sache. Cette offrande consistait en petits papiers, nommés cuauhamatl, dans lesquels on enfermait la crasse recueillie au moyen d’un soigneux grattage sur la figure des veuves inconsolables, qui, en signe de deuil, devaient rester quatre-vingts jours sans se laver.

Mais ce qui faisait, avant l’arrivée des Espagnols, l’orgueil d’Ixtapalapan, cité de quinze mille maisons suivant Cortez, c’étaient ses jardins, célèbres dans toute la terre des Aztèques. Traversés par un canal navigable communiquant avec le lac de Tezcuco, ils étaient divisés en compartiments garnis d’élégants treillages sur lesquels s’étalaient des plantes grimpantes, des arbrisseaux aromatiques aux fleurs éclatantes et embaumées, aux fruits délicieux. Les bords du bassin étaient ornés de curieuses sculptures, et de larges degrés conduisaient jusqu’au niveau de l’eau qui, s’épenchant en chenaux d’arrosage ou en fontaines murmurantes, entretenait une fraîcheur perpétuelle dans l’atmosphère de ces lieux. À cette époque, quels étaient en Europe les établissements consacrés à l’horticulture ?… Hélas ! une génération avait à peine succédé à celle de Cortez, que ces lieux si beaux naguère étaient méconnaissables. Ixtapalapan, ses édifices, ses jardins étaient abandonnés ; les eaux, en se retirant du plateau, déboisé par les conquistadores, n’ont laissé à leur place que des efflorescences salines ; d’immondes reptiles et des oiseaux de proie ont établi leurs repaires au milieu des ruines qui furent les palais des rois.

C’est là que la misérable population du bourg vient chercher du travail. Des hommes, des femmes, des enfants s’en vont chaque jour ramasser le tequesquite (carbonnade de soude) qu’ils vont porter à Mexico, où l’on en consomme énormément. Le commerce du tequesquite donne lieu à une industrie dont j’aurai l’occasion de reparler, et qui est remarquable à force d’être ingénieuse et simple.

Notre petite caravane traversa cette plaine en plein midi : hommes et bêtes étaient excédés de chaleur ; des nuages de poussière âcre et le rayonnement des cristaux de sel fatiguaient les yeux et les poumons. On atteignit enfin le groupe de montagnes qui s’étend, comme un îlot, depuis San Nicolas jusqu’en face de Santa Marta. Chaque montagne porte le nom d’un saint ou d’une sainte : Santa Cruz, Santa Maria, Santa Marta, San Yago, etc. Leurs lignes sombres se découpant nettement sur le bleu du ciel, et la nudité de leurs flancs qu’aucun ombrage ni la moindre source ne viennent rafraîchir, attestent leur origine volcanique.

En longeant le versant ouest de ces montagnes, nous eûmes l’occasion de revoir, à cinq cents mètres environ de notre route, une agglomération de rochers déchiquetés que nous avions pris auparavant pour les ruines d’un vieux castel. Laissant nos gens suivre la grande route, M. Sountag et moi nous allâmes reconnaître cette curiosité un peu fantastique. Trois énormes blocs de basalte brun rougeâtre, fichés, comme des pieux, sur une légère élévation, furent tout ce que nous trouvâmes. L’un d’eux, fendu de haut en bas, comme s’il avait reçu un coup de hache de la main d’un géant, semblait avoir été particulièrement maltraité par la foudre. Tout autour, le sol était couvert d’éclats de pierres de la même origine que les rochers, et provenant sans doute de la désagrégation de ces derniers. Comment expliquer, à un kilomètre de la partie la plus rapprochée de la montagne, la présence isolée de ces énormes masses dont les unes sont perpendiculaires, les autres légèrement inclinées ? Les zones de nuances diverses qui constituent leur épaisseur sont parallèles entre elles, mais sont perpendiculaires par rapport au sol. Tout en indiquant que des fusions volcaniques successives les ont créées à leur berceau, elles montrent qu’elles en ont été arrachées violemment par une force inconnue, pour venir s’implanter en terre dans une position diamétralement contraire. Peut-être le peu de distance de quelque vieux cratère pourrait expliquer la force violente d’expulsion. Arrachés ou emportés par elle, ces longs blocs seront venus tomber à la surface du grand lac qui couvrait jadis le bassin de Tenochtitlan, et ils auront traversé les eaux comme une flèche pour aller s’envaser dans le sol mou et limoneux qui leur servait de lit.

M. Sountag prit quelques angles au compas et alla rejoindre le gros de la troupe, qui avait pris les devants. Pour moi, je voulus voir d’un peu plus près les montagnes de Santa Maria et Santa Marta, non loin desquelles nous avions passé si souvent, et dont le pied me paraissait cultivé. Je partis seul, et bientôt je me trouvai engagé sur une pente pierreuse, coupée en tous sens par des murs de soutènement en pierre sèche. Ces murs, de peu d’élévation, et l’inclinaison encore légère du sol, n’attirèrent pas beaucoup mon attention d’abord. La terre, en cet endroit, est divisée en champs de grandeur moyenne, que l’on peut encore gratter avec l’araire du pays. Des chaumes d’orge m’indiquèrent la seule culture que les habitants y pratiquassent. Mais à mesure que j’avançais, la pente devenait plus roide, le terrain plus pierreux et les murs plus difficiles à escalader. Au lieu d’orge, il y avait là de nombreux pieds de magueys qui, par la vigueur et la couleur foncée de leurs feuilles charnues, attestaient à quel point les circonstances naturelles du lieu favorisaient leur végétation. L’absence d’eau potable, depuis Ixtapalapan jusqu’à Chalco, rend ici le pulque doublement précieux et d’une vente facile. Sa production est devenue pour les villages qui sont parsemés sur la lisière