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Ghardaya, 29 juillet.

Je reviens d’une course de Methlily, et trouve en arrivant une lettre du docteur Barth, qui est bien encourageante. Dans la prévision qu’un jour je pourrai m’enfoncer dans le grand désert, il m’adresse une espèce de circulaire où il me présente comme son ami à toutes ses connaissances du centre de l’Afrique, jusqu’à Tombouctou et Agades.

J’étais à Methlily, la ville la plus misérable que j’aie encore vue, l’hôte de Sy-Mohammed-ben-Mouley-Ismaïl, petit-fils du dernier sultan de Ouargla et homme d’un extérieur qui annonce la distinction de son origine.

J’avais déjà fait sa connaissance à Ghardaya. Nous avons causé de Paris, qu’il connaît ; mais, comme tous les autres indigènes, il avait été plus frappé par le jardin des Fleurs et Mabile que par les monuments ou les inventions qui font notre véritable supériorité sur les Sahariens et sur quelques autres nations. Le Muséum cependant l’avait fort impressionné. Nous avons passé en revue quelques-uns des plus gros animaux de la Ménagerie, au grand ébahissement des administrés de Sy-Mohammed qui ne pouvaient pas comprendre que l’on pût garder des serpents aussi terribles, des lions, des tigres, des panthères pour le plaisir de les regarder. Ils étaient d’avis qu’on devait les tuer.

Le but de ma visite à Methlily était d’entrer en rapport avec quelques Touaregs qu’on m’avait dit campés dans l’oued du même nom. J’ai trouvé, en effet, quatre ou cinq tentes d’assez misérable apparence, composées moitié de cuir, moitié de nattes ; mais en revanche, les Touaregs eux-mêmes méritaient toute mon attention, et je ne pus m’empêcher d’admirer leur chef, un vieillard, qui se tenait droit, la tête haute, appuyé d’une main sur sa longue lance de fer et soutenant de l’autre la poignée de sa taboka. Avec sa haute taille, son geste noble et impératif, il avait la plus grande ressemblance avec l’idéal que je me suis fait d’un chevalier du moyen âge.

Ces Touaregs viennent du Djebel-Hoggar. Ils appartiennent à l’une des tribus les plus nobles et les plus franches (sang non mêlé). Ils étaient vêtus de blouses, les unes de cotonnade d’un bleu foncé venant du Soudan, les autres de drap rouge ornées de broderies du plus bel effet. Leurs pantalons, dans le genre de ceux des anciens Gaulois, étaient de la même étoffe que la blouse. Une ceinture de laine tournant autour de la taille et passant par-dessus les épaules et se croisant sur la poitrine, des anneaux de pierre aux deux bras, un poignard tenu par un bracelet au bras gauche, des sandales aux pieds, un immense fez enroulé dans un turban plat, d’étoffe rouge et blanche et dont on n’aperçoit que le gland de soie et le sommet par derrière, un voile blanc ou noir, divisé en deux parties dont l’une descend du front et l’autre monte du bas de la figure, de manière à ne laisser d’ouverture que pour les yeux ; tout cela complète l’habillement de ces hommes extraordinaires ; les jeunes gens portaient de plus un grand anneau à une oreille.

Mes relations avec ces hommes furent faciles. Je leur témoignai, après les compliments d’usage, que mon désir était de visiter leur pays. Ils me dirent que personne n’y trouverait rien à redire, et que si je voulais me confier à eux et leur donner une somme de deux cents douros[1] (1 000 francs), ils s’engageraient à me prendre à Methlily ou à Ouargla, à me mener jusqu’à leurs montagnes, à me les faire visiter en détail, puis à me ramener jusqu’à mon lieu de départ. Ils me promirent de me donner une taboka (long glaive) et un esclave, de se charger de mon entretien et de me laisser maître de rester chez eux aussi longtemps que je voudrais.

Après avoir longtemps causé de leur pays, et quand nous fûmes un peu familiarisés, ces braves Touaregs voulurent me donner une preuve de leur adresse et un échantillon de leur manière de combattre ; deux d’entre eux s’armèrent d’un grand bouclier de peau d’antilope, et avec leurs longs glaives qui ne les quittent jamais, ils commencèrent un simulacre de combat. Ils visent surtout au jarret ou au cou, et, si leurs armes manquent, ils se prennent corps à corps et luttent, chacun cherchant à enfoncer son poignard dans le dos de son adversaire, ou à lui passer le bras autour de la tête et à lui écraser les tempes sur son anneau de pierre. J’oubliais de dire que le combat commence de loin à coups de lance ; ils les jettent comme des javelots. Ces lances sont à crochets comme les harpons, et les Touaregs me disaient tranquillement qu’en retirant leurs lances, ils retiraient tout ce qu’il y a dans le corps.

Nous nous sommes quittés très-bons amis. Ces Touaregs ont dit plus tard à des Chaanba, qui me l’ont répété, que je leur plaisais beaucoup, et qu’ils seraient charmés de me voir explorer leur pays.

Dans la vallée de Methlily, j’ai trouvé une plante tropicale, véritable sœur du palmier, dont la présence ici, cependant, ne s’explique pas. M. Barth sera bien étonné d’apprendre que l’asclepias gigantea[2], qui donne le caractère à la végétation des environs de Kouka et du lac Tschad, croît en grand nombre à Methlily. Cette plante, dont la tige atteint ordinairement six à sept pieds, ressemble un peu à un chou qui aurait monté. Sa forme, sa couleur même ont beaucoup de rapport avec ce légume populaire, qui, s’il avait été connu des juifs, aurait peut-être réhabilité parmi eux la race porcine. La

  1. Quand nous prenons passage à bord d’un navire pour une traversée, nous ne sommes nullement étonnés qu’on nous demande le prix du service rendu ; nous ne devons pas être surpris de voir les Touaregs, ces navigateurs du désert, stipuler le prix du passage à bord de leurs caravanes. C’est aussi normal dans la navigation saharienne que dans la navigation maritime.
  2. Des graines de l’asclepias de Methlily ont été envoyées par M. Henri Duveyrier à M. Hardy, directeur du jardin d’acclimatation d’Alger. Ces graines, malgré les soins qui leur ont été donnés, n’ont pas levé, mais maintenant qu’on sait où s’en procurer, il y a un grand pas de fait.

    M. Hardy estime que cette plante acclimatée sur le littoral algérien rendra les mêmes services que dans l’Inde, d’où l’on en tire plusieurs produits.

    Le jardin d’acclimatation possède des asclepias indiens.