Page:Le Tour du monde - 04.djvu/194

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réparait si magnifiquement. Je m’occuperai donc surtout des Napolitains dans ces quelques lettres que vous voulez bien me demander sur Naples.

Et parmi les Napolitains, je choisirai les seuls intéressants ou du moins les seuls pittoresques, ceux de la rue, car les autres offrent moins de traits particuliers, nationaux. Naples surabonde en savants, en artistes, en lettrés qui sont des gloires italiennes, et quelques-uns même cosmopolites. Quant à l’aristocratie de naissance, ici comme partout elle règle ses horloges sur le méridien de Paris. La bourgeoisie affecte également nos mœurs et dîne à nos heures ; je ne vois plus de très-grande différence entre les négociants de la rue de Tolède et ceux de nos boulevards. Peut-être à Naples tient-on encore plus au paraître, à la figure, qu’on n’y tient en France, mais il me semble qu’en ceci les mœurs françaises vont se rapprochant chaque jour de celles des pays méridionaux. Ici tout boutiquier roule carrosse et veut avoir sa loge à un théâtre quelconque, et tel qui mange d’un seul plat, une seule fois par jour, charrie derrière lui des laquais en livrée. Ces choses-là nous étonnaient autrefois ; mais aujourd’hui, pour les voir, il n’y a plus besoin de venir à Naples.

Ce n’est pas qu’il n’y ait absolument rien de napolitain dans les classes moyennes et dans les classes supérieures. L’éducation dissimule certaines particularités locales qu’elle ne réussit pas à détruire tout à fait ; mais ici, comme partout, ces particularités sont beaucoup plus saillantes dans le peuple ; c’est donc dans le peuple, si vous le voulez bien, que nous allons les étudier. Seulement hâtons-nous, car tout cela s’efface. Voici la civilisation qui envahit cette plèbe étonnée et qui lui apporte, avec les libertés italiennes, les costumes et les opinions du nord. Le lazzarone, qu’on a tant chanté, disparaît peu à peu, — encore quelques jours et il deviendra citoyen. Alors Naples sera une ville comme toutes les autres.

Je l’ai vu encore, dans mon enfance et dans ses derniers beaux jours, ce poétique va-nu-pieds sur lequel on a tant écrit, depuis qu’on écrit sur Naples. Il ne marchait déjà plus dans les rues sans autre vêtement que la couleur de cuivre dont l’avait couvert le soleil. Il portait une chemise et un caleçon ; un bonnet phrygien lui pendait sur la tête. Il travaillait déjà, le matin, pour gagner les cinq sous qui suffisaient à sa subsistance. Il les volait quelquefois, mais presque honnêtement : il ne vendait jamais trop cher le mouchoir qu’il venait de busquer (c’était son mot) dans votre poche. Il se contentait du nécessaire, et ne faisait pas un geste pour avoir davantage, une fois qu’il avait mangé. Il s’étendait alors au soleil et dormait sa pleine journée. La nuit, il épelait son rosaire ou chantait.

Maintenant le lazzarone proprement dit n’existe plus. Le lazzarone a un domicile et un métier ; il se marie, il a des enfants, il est chef de famille. Le philosophe en guenilles qui vous refusait autrefois ses services — lui eussiez-vous offert un louis pour faire dix pas — pendant les heures sacrées de sa sieste — en vous repoussant d’un geste superbe qui voulait dire : je n’ai plus faim, adressez-vous ailleurs ! — ce Diogène illettré est maintenant officieux, serviable, empressé ; il compte son pourboire. Il est quelque chose, pêcheur ou batelier, commissionnaire, faquin de la douane. Il n’accepte plus ce nom de lazzarone qui lui avait été donné par les Espagnols, en souvenir du pauvre lépreux. Lazzarone est maintenant une injure qu’on jette aux manants et aux mal-appris. Le faquin de la douane réclame son ancien titre de vastaso (du grec, bastazó), qui veut dire porte-faix. Et non-seulement il est travailleur, mais il est honnête homme. Vous pouvez confier au vastaso votre fortune, il n’en détournera pas un sou. Il fait quelquefois de la contrebande : c’est là son plus grand péché ; mais il ne considère pas cela comme un vol, parce que le gouvernement qu’il trompe en cette occasion n’est pas une personne. Le gouvernement est pour lui une abstraction qui ne souffre pas du tort qu’on lui fait.

Aussi le vastaso pratique ou du moins pratiquait l’an passé la contrebande avec une probité remarquable. Vous débarquiez à Naples et vous lui montriez une caisse à porter chez vous sans la faire passer par la douane. Le vastaso comprenait et vous disait d’un clignement d’œil : « Soyez tranquille ! » Et vous pouviez être tranquille. Vous ne risquiez pas une épingle en vous fiant à cet homme qui violait en votre faveur les lois de son pays. Par ce moyen, j’ai fait entrer à Naples la marchandise la plus prohibée de toutes, sous le règne de Ferdinand II : des livres, et, parmi ces livres, une bible. Il y avait de quoi envoyer aux galères le portefaix excommunié. Et s’il m’avait dénoncé, il aurait gagné deux ou trois fois le prix de sa contrebande. Il n’en fit rien cependant, et m’apporta mes livres en plein jour.

Le vastaso est le plébéien le plus probe et le plus fort de Naples. Aussi a-t-il une certaine notoriété dans son quartier. Il y exerce une autorité physique et morale ; il est le don Quichotte et le Sancho-Pança de la marine et du port. Les femmes du peuple disent avec orgueil : « Mon mari est faquin de la douane ! »

Telle est l’ascension suprême du lazzarone civilisé. Ailleurs, il n’est que dégénéré, il embrasse des professions subalternes. Il se fait marmiton, palefrenier, sous-domestique. Il est soudoyé par les cuisiniers, les cochers et les valets de chambre des bonnes maisons. Quelquefois ces quasi esclaves montent en grade et deviennent artisans, mais alors il ne leur reste plus rien du débraillé natif ; ils portent des pantalons qui leur tombent jusqu’aux pieds, ils chaussent des souliers, endossent une veste ou une redingote, se coiffent d’une casquette ou d’un chapeau de feutre ; ils ressemblent à des Européens mal vêtus. Ils travaillent alors autant et plus que nos ouvriers de France ; j’en appelle aux nombreux habitants de l’hôtel de Genève, le seul endroit central offert aux voyageurs. Ils sont réveillés dès l’aube par les marteaux réguliers et laborieux de tout un peuple de chaudronniers qui n’interrompent que dans la nuit leur tic tac implacablement monotone. Les soirs d’été, en rentrant à leur