Page:Le Tour du monde - 04.djvu/195

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hôtel par la rue des Fiorentini, qui descend de la grande artère de Tolède, lesdits voyageurs passent entre deux files de cordonniers, assis en plein air devant les boutiques de leurs maîtres. Ces pauvres diables font des bottes et des souliers jusqu’à minuit, sous une sorte de veilleuse dont la mèche oscille et charbonne dans une huile verte et fétide. Leur journée commence à six heures du matin et ils ne s’interrompant que dans l’après midi, d’une heure à trois, pour leur unique repas et leur sieste estivale.

Tel est le farniente du Napolitain, quand il devient ambitieux et qu’il a sa famille à nourrir. Ces artisans laborieux sont chaque jour plus nombreux à Naples ; mais ils perdent peu à peu le type national. Ils apprennent à lire, ils ne vont plus à la messe et ne donnent plus de coups de couteau. Ils doutent du miracle de saint Janvier et ne vous prennent plus votre foulard. Ils ne pillent plus dans les émeutes et ils crient : « Vive Victor-Emmanuel ! » Ce sont des lazzarone dégénérés qui seraient peut-être capables d’aller se faire tuer en Vénétie.

Il en reste à la vérité quelques autres qui ressemblent assez à ceux d’autrefois, dont ils ont perdu cependant la poétique insouciance. Ce sont les va-nu-pieds sans feu ni lieu, sans profession déclarée, qui vivent au jour le jour, au hasard et à la diable. Il y en a qui changent dix fois de métier par jour, vendant tout ce qu’ils trouvent et tendant la main lorsqu’ils ne trouvent rien à vendre, sortant par groupes, par bandes, on ne sait d’où, partout où il y a quelques sous à prendre et quelque étranger à détrousser. Vous débarquez par exemple au port : une nuée de lazzarone vous assaillent et vous dévalisent. L’un prend votre malle, l’autre votre sac de nuit, un troisième votre paletot, un quatrième votre parapluie, et ils courent aussitôt devant vous ; suivez-les, rassemblez-les si vous pouvez, c’est votre affaire. Ils vous traînent chez un hôtelier quelconque et se font payer par vous et par lui. Mais ceci arrive partout, même hors d’Italie.

Voici qui est plus particulier à Naples. Vous a-t-on parlé de ces formidables ondées qui tombent sur la ville au printemps ou en automne, rarement en été, mais quelquefois même en hiver ? On dirait que le ciel fond en eau et s’écroule sur la terre inondée : c’est un déluge effrayant. Les terrasses supérieures des maisons sont des fontaines improvisées qui dégorgent dans les rues par des gouttières à la vieille mode, crachant des douches copieuses et violentes sur les passants. Vous voyez des cataractes qui roulent de partout avec une fureur et un fracas terribles. Toutes les rues sont de véritables torrents d’eaux bourbeuses qui tombent de toutes les ruelles montantes dans les grandes artères de la ville, d’où elles se précipitent dans les autres ruelles qui descendent à la mer : des lacs agités, avec de vraies vagues poussées par le vent, se forment sur les places et, dans ces moments d’inondation instantanée, Naples devient tout à coup une Venise, une ville amphibie, une poignée d’îles jetées pêle-mêle dans des flaques ou des torrents d’eau.

Certaines de ces rivières, formées tout à coup, sont si abondantes et si rapides qu’elles entraîneraient aisément les piétons. Il y en a qui ont entraîné des voitures. Celle du Largo delle Pigne surtout est fatale. Le Largo delle Pigne est une large rue, creuse au milieu, qui descend du musée à la route du champ de Mars. De distance en distance vous rencontrez des ponts en fer jetés en travers de cette rue, car les jours de fortes averses, un éléphant ne se risquerait pas dans la lave (c’est le nom qu’on donne à ces fleuves improvisés). Des Suisses ivres y entrèrent un jour, en riant des ponts et de la prudence vulgaire. En un clin d’œil ils furent renversés, emportés et tués.

Eh bien ! quand l’averse est passée et que le torrent diminué, ralenti, n’effraye plus que par son humidité et sa saleté les piétons qui voudraient bien traverser les rues, et que ces braves gens, sortant peu à peu des portes cochères qui leur servaient d’abri, s’arrêtent consternés devant cette boue liquide, — alors, tout à coup, des mille ruelles qui dégringolent du fort Saint-Elme ou qui montent du port arrivent par centaines des lazzarone à jambes nues, criant à tue-tête : Oh ! chi passa ? Oh ! chi passa ? (Qui veut passer ?) Rien n’est plus curieux que de les voir prendre dans leurs bras ou sur leurs épaules de gros hommes qui gardent leur parapluie ouvert et qui jettent les hauts cris, craignant de tomber dans la vase. Voilà encore un métier inconnu en France, et qui cependant y réussirait peut-être, grâce à l’admirable invention du macadam.

Cependant ces trajets ne sont pas toujours heureux, j’en appelle à ce pauvre Bidera, avec lequel je vous demande la permission de faire ma promenade à Naples. Il est le guide le plus curieux, le plus érudit, le mieux informé qui ait jamais écrit sur l’Italie méridionale. Enfant de la Grande-Grèce, il savait toutes les origines et toute la généalogie de ces peuples qui, antérieurs aux Latins et peut-être même aux Grecs, occupent depuis les siècles fabuleux le midi de la péninsule. Il écrivit un livre plein de faits et d’idées pour consacrer les titres de noblesse et l’invraisemblable antiquité de son pays ; ce livre est intitulé : Quarante siècles de l’histoire de Naples. Nous avons tous connu cet excellent vieillard, plein de verdeur et de bonhomie ; il nous racontait Naples et nous l’expliquait, en nous faisant surtout remarquer les mœurs antiques de cette plèbe qui a gardé quelque chose des Grecs et même des Étrusques, ses aïeux. Il consigna sur ce sujet de précieuses observations dans un livre oublié à Naples et ignoré ailleurs : Passegiata per Napoli e contorni, — un livre que je sais par cœur et auquel je dois presque toute ma facile érudition napolitaine. Puis un jour, il disparut tout à coup de la rue de Tolède, où il passait sa vie, et l’on ne s’aperçut pas de sa fuite, parce qu’elle fut perdue dans la déroute universelle qui suivit la révolution de 1848. Vous savez sans doute qu’après cette année-là (ceci n’est plus de la politique, c’est de l’histoire) toute la partie intelligente de Naples fut comme balayée dans un moment et engloutie dans les prisons, — dans les bagnes, hélas ! —