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avions remorqué et qui, à cette heure, était déjà loin de nous.

On entendait un bruit confus, des plaintes lointaines ; le vent les emportait dans l’espace, et cependant des coups de hache, des notes lamentables, se mêlant au bruit des flots, venaient d’instants en instants porter le trouble et l’effroi dans nos âmes. Enfin, sous notre ombre, un point se dessina entre deux lames, se perdit, reparut, et, au milieu d’un silence de mort, nous vîmes hisser vers nous, trois corps n’ayant presque plus figure humaine. Nous apprîmes alors que, pour alléger autant que possible la charge de notre navire et accélérer sa marche, les hommes qui étaient à bord du petit vapeur avaient chauffé outre mesure, ce qui avait fait éclater la chaudière. Un incendie commençait à se propager lorsque les matelots de notre embarcation étaient arrivés fort heureusement pour l’éteindre. Ils avaient coupé quelques parties déjà endommagées, et donné les premiers secours nécessaires à trois de leurs malheureux camarades. Ces hommes qu’on avait montés à notre bord n’étaient pas tout à fait morts, comme on l’avait cru au premier moment. On les enveloppa dans des draps imbibés d’huile ; la douleur les rappela à la vie. On les coucha ensuite avec le plus grand soin. Il était décidé qu’on les déposerait à Victoria. Notre docteur espérait en sauver deux ; le troisième, un nègre, n’était qu’une plaie de la tête aux pieds. Celui-là échappa aussi à la mort. Je le revis longtemps après ; il était devenu blanc et noir, sa peau était tigrée de la tête aux pieds : les brûlures sur les peaux noires laissent des traces blanches.

Incendie en mer.

Cette triste aventure nous avait fait perdre beaucoup de temps et il fallut mouiller en pleine mer pour ne pas nous briser en essayant d’entrer à Victoria pendant la nuit. Ce fut seulement vers huit heures du matin que nous entrâmes dans les eaux de Victoria[1]. Longtemps avant de débarquer on échangea des paroles, à l’aide du porte voix, avec un personnage monté sur un affût de canon. Nous passions devant la Fortaléza, et je ne sais si c’est un effet d’optique, mais le drapeau qui flottait sur cette petite forteresse me parut plus grand que le bâtiment tout entier.

Mon hôte italien alla chercher par la ville des hôtels. Il y en avait un, mais quel hôtel ! et surtout quel lit ! Je fis mettre un matelas sur un billard et, au grand désappointement de quelques habitués, je coupai court aux réclamations, en tirant un verrou qui eût pu rivaliser avec ma clef du palais.

Brisé de fatigue, par notre désagréable navigation et par des émotions qu’il est facile de comprendre, j’aurais dormi, je crois, même sur un billard ; mais, vers neuf heures du soir, des cris ou plutôt des hurlements qui n’avaient rien d’humain, poussés par des nègres, me firent sauter brusquement à bas de mon lit. Je me précipitai vers une fenêtre d’où je pus voir une foule qui se dirigeait vers un grand bâtiment. Ce bâtiment était une

  1. La villa de Nossa-Senhora de Victoria, chef-lieu de l’Espírito-Santo, est située sur une île, au milieu de l’embouchure du fleuve de ce nom, par vingt degrés dix-huit minutes de latitude sud ; sa population est de douze mille cinq cents habitants.