Page:Le Tour du monde - 04.djvu/211

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de ces bonnes gens. C’est là son triomphe. Jamais docteur de Sorbonne n’a montré une aussi vaste érudition ; jamais commentateur du Dante n’a tant enrichi de son propre fonds les passages obscurs du poëte. Il transporte son auditoire dans le moyen âge où combattait Renaud le paladin contre les païens d’Assyrie ; il groupe autour de lui, dans les personnages qu’il connaît, la sirène Cléopâtre, Frédéric Barberousse, l’empereur Héron, sainte Diane, vierge et martyre, dont la chapelle est à Baïa (à ce nom, on se découvre et l’on se signe), il raconte les malheurs des chrétiens persécutés par les protestants arabes, qui versaient du plomb fondu dans les oreilles de saint Procope (à ce récit, on éclate en cris d’indignation) ; il console enfin son auditoire en lui apprenant comment la vierge Judith, ayant coupé la tête au sultan, le grand Renaud, courant à son secours, massacra de sa propre main toute une armée de nègres. Toutefois un grand péril menace le vertueux paladin… Ici tout le peuple est en suspens, attendant avec une muette anxiété qu’on lui dise quel était ce péril ; mais le chante-Renaud, s’interrompant tout à coup, ajoute ces trois vers de sa façon à la strophe de l’Arioste :

Ora vi piaccia alquanto a por la mano
A vostra borsa, e farmi dono alquanto ;
Che finito ho di gia l’ottavo canto[1].

Il reste alors planté comme un piquet sur sa planche, et les passionnés, qui n’ont pas toujours dîné ce jour-là, s’empressent de lui porter leur obole.

Hélas, hélas ! je parle de lui au présent, comme s’il existait encore. Et cependant, je vous l’ai dit, il n’existe plus. J’ai entrevu le dernier chante-histoires il y a quelques années, non sur le môle, mais derrière la douane, dans un carrefour humide et sans soleil. Ce n’était plus maître Michel, mais son successeur en titre, un hercule à lunettes, dont j’ai malheureusement oublié le nom. Le public était moins nombreux, moins fidèle surtout ; les passionnés semblaient beaucoup plus rares. J’en ai cependant retrouvé deux ou trois, immobiles comme autrefois et plus attentifs que jamais à cette histoire mille fois entendue. Quant au chanteur, il était toujours le même, fier, pompeux, épique, et plus roi dans son exil qu’il ne l’avait été dans ses grands jours de toute-puissance. Il parla quatre heures, selon son habitude, et s’arrêta tout à coup au moment le plus dramatique pour accabler son auditoire de son impitoyable conclusion :

Do la felice notte a chi mi ascolta ;
Narrero di Rinaldo un altra volta[2].

Il ôta alors ses lunettes, ramassa son mouchoir, roula son manuscrit sous son bras, et s’en alla gravement, suivi d’une foule suppliante. « Mon bon canto-storia, lui disaient les plus influents et les plus belles, apprends-nous, je te prie, ce qui arriva à ce pauvre Renaud que tu as laissé si misérable ; pour l’amour de Dieu, dis-le-nous. » Mais le canta-storia resta inflexible, car il savait à merveille, le puissant romancier, que tout son pouvoir était dans son silence, et que la moindre parole indiscrète serait une véritable abdication. Il continua donc sans sourciller sa marche triomphale et entra majestueusement dans une taverne voisine, en souriant comme Jupiter.

Mais, hélas ! celui-là même n’existe plus. Je ne le trouve maintenant nulle part : le P. Gavazgi, prédicant populaire, a pris sa place. Le P. Gavazgi est l’orateur en plein vent qui a suivi l’armée de Garibaldi. Vêtu d’une chemise rouge, il haranguait l’an dernier le peuple et lui faisait des sermons contre le pape et le roi de Naples. Il remplaçait à la fois le chante-histoires et le prêcheur ambulant.

Je ne veux pas m’arrêter longtemps devant ce dernier personnage : on m’accuserait d’impiété. Il se tenait debout sur un tréteau, un crucifix à la main. Derrière lui se déployaient, tendues contre la muraille, d’énormes images de dévotion, représentant toute la fantasmagorie infernale des superstitions ultramontaines. Et le brave homme pérorait, déblatérait, vociférait contre les incrédules dans un style de carrefour, en faisant le moulinet avec son crucifix. C’était à soulever le cœur. N’eût-elle supprimé que cela, la révolution italienne serait justifiée.

Le tréteau du prêtre s’élevait devant celui de Polichinelle, et il court à ce sujet une vieille anecdote que je vais vous répéter pour ceux qui ne la savent pas encore. Polichinelle paradait un jour sur le môle, dans le petit théâtre mobile on il aime Colombine, où il trompe Cassandre, bat le gendarine et tue le diable, à peu près comme font toutes les marionnettes du monde, qu’elles se nomment Stentarello, Arlequin, Gianduja, Pierrot ou Guignol. La foule se pressait devant ce spectacle universellement goûté des plus raffinés comme des plus simples, en quittant le capucin qui prêchait en face et roulait des flots de paroles avec la volubilité véhémente de tous les crieurs publics napolitains. Il ne resta bientôt plus un seul auditeur devant les images dévotes. Le moine rappela son monde avec des prières, des sanglots, des menaces ; il recourut à ses ressources les plus alléchantes ; il mit bas son frac, il montra ses épaules nues, il secoua sur son dos des chaînes en faisant semblant de s’en fustiger. Il ne revint personne. Que fit alors le capucin ? Il prit son crucifix des deux mains et le tendit vers le peuple, en criant : « Voici le vrai Polichinelle ! »

Ceci n’est pas une impiété, mais une naïveté d’un sens profond, si l’on veut bien y penser une minute. Le prêcheur avouait sans s’en douter qu’il outrageait Dieu en n’en faisant ainsi qu’une poupée, une marionnette. Il reconnaissait que son crucifix n’était point la croix.

Au moment où je vous écris, monsieur, le prêcheur a disparu, comme le chante-histoires. On me dit qu’il fait

  1. Qu’il vous plaise maintenant de mettre quelque peu la main à
    votre bourse et de m’offrir quelque petit don, car j’ai déjà fini le
    chant huitième.
  2. Je donne la bonne nuit à qui m’écoute ; je conterai sur Renaud
    une autre fois.