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partir à poil. Mais peu à peu le malheur qui nous frappait était devenu une sorte de calamité publique ; si bien que des officiers s’étant mêlés de l’affaire, deux selles ornées de leurs étriers nous furent apportées en triomphe. Cette fois nous partîmes pour tout de bon.

Le pays que nous parcourûmes pendant la première journée ne me procura pas encore les émotions dont j’étais avide. La nature, loin d’être vierge, avait déjà subi de profondes modifications ; nous passions au milieu de terres défrichées depuis longtemps et abandonnées. Souvent il nous fallait traverser des flaques d’eau où nos montures enfonçaient jusqu’aux genoux.

Nous arrivâmes vers le soir dans le village indien de Nova-Almeida, habité jadis par les Jésuites. Au milieu de la place, on voit encore une grosse pierre, à laquelle les pères faisaient attacher les Indiens coupables de quelque délit.

Bain dans une auge.

Mon premier soin, en mettant pied à terre, fut d’aller boire et me laver dans une fontaine où je restai quelque temps sans pouvoir m’y rassasier de fraîcheur. La nuit fut la bienvenue après ce bain, car à peu de chose près je puis donner ce nom aux aspersions que je m’étais prodiguées. Toutefois je commençais à songer que l’heure du dîner était passée depuis longtemps. Mon estomac n’avait plus qu’un très vague souvenir d’un pâté dont le matin j’avais donné la moitié à deux chiens que j’avais rencontrés sur la route. Mon hôte avait une « connaissance » dans le village. Il vint me dire qu’on nous préparait un lit ; quant à la nourriture, le maître du logis étant pauvre, il y aurait, ajoutait-il, indiscrétion à lui en demander. Il me parut d’autant plus résigné qu’il n’avait pas comme moi partagé son pâté avec les chiens et qu’en ce moment même il achevait de grignoter quelque chose… Enfin il pouvait attendre. Pour moi, je me disposais à aller rôder dans le village pour demander l’aumône d’un morceau de pain ; il me pria de n’en rien faire, car ce serait grandement offenser celui qui nous accordait l’hospitalité. « Mais, ne vous inquiétez pas, me dit-il, au point du jour, avant de monter à cheval, nous ferons des provisions. » Je trouvai qu’il était dur de se coucher sans souper, surtout quand on n’a pas dîné, et il me semblait que le compagnon entre les mains duquel je m’étais mis un peu légèrement n’avait pas précisément pour moi tous les égards qu’en pareille occurrence j’aurais eu pour lui ; mais j’étais engagé et je n’avais qu’à en prendre mon parti.

Le lendemain matin je vis pour la première fois des orchidées accrochées aux arbres. Nous passâmes aussi entre des espèces d’allées bordées de cactus géants, dont la tige a quelquefois trente à quarante pieds de hauteur ; elle remplace le liége : on la vend par morceaux dans les marchés. De même que le jour précédent mon compagnon allait devant. Je le laissai aller à sa guise et toujours accompagné de mon nègre. Pour moi, devenu passionnément entomologiste et conchyologiste, je continuai mes collections. On avait déjeuné assez bien avec des haricots et de la « carne secca. » On avait pris par précaution, non-seulement du vin, mais encore une lourde cruche pleine d’eau, fort à propos, car ce jour-là nous rencontrâmes beaucoup de sources d’eau très-fraîche.

Vers le milieu du jour, la chaleur était accablante ; c’était avec bien de la peine que je me voyais forcé de quitter l’ombre pour regagner les bords de la mer. Je me ressentais encore de mes souffrances de Rio et j’étais impatient d’arriver à Santa-Cruz, le reste de mon voyage devant se faire en canot. Aussi je fus bien heureux quand j’aperçus au loin, de la plage où nous étions, un clocher se dessiner sur le ciel. — Voilà Santa-Cruz[1] ! voilà le farniente pour quelques jours ! — Je m’étonnai cependant : on ne m’avait pas prévenu que j’allais arriver dans un lieu si important. J’avais pensé que Santa-Cruz était tout simplement un village indien, et l’église que nous apercevions me paraissait importante. Pour le moment il fallait rentrer sous les arbres. Quand nous débouchâmes dans la plaine, je vis bien des huttes couvertes avec des branches de palmier, quelques maisonnettes peintes à la chaux je vis bien des pêcheurs, des femmes couleur de pain brûlé, vêtues de robes jaunes, rouges, oranges, avec des volants et des pieds nus ; par-ci, par-là, quelques messieurs portugais en habits noirs, cravate blanche et les mains sales. Mais plus de clocher ! il avait disparu, et pourtant comment avais-je pu m’y tromper ? Il avait la forme ordinaire des clochers espagnols, portugais et brésiliens. J’avais bien remarqué de loin, par ce soleil qui fait distinguer une mouche à cent pas, qu’il était peint en blanc, qu’il avait des ornements, des vases sculptés et des cloches ; j’étais d’autant plus certain d’avoir vu ces dernières que je les avais entendues. Que penser de la disparition d’un édifice que je n’avais certes pas rêvé ? Je ne pouvais avoir eu l’intention de me mystifier moi-même. Incapable de supporter plus longtemps cette incertitude, je me décidai à demander à mon compagnon le mot de l’énigme. Il me montra un mur de trois pieds d’épaisseur que j’avais déjà remarqué à cause de sa

  1. Ce petit village peu connu ne doit pas être confondu avec le bourg du même nom situé à environ quarante-huit kilomètres de Rio-de-Janeiro, et où l’on voit une villa et une ferme impériales.