Page:Le Tour du monde - 04.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surveille l’opération tout en allaitant sa créature. Notez que la créature quitte souvent la mamelle pour aller à la source d’eau soufrée, quelquefois même pour y courir toute seule, car on nourrit ici les marmots jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans.

Ainsi toute la nuit dans des barils, et toute la matinée dans des cruches, s’épanche cette source intarissable qui rend les Napolitains si heureux. À vrai dire, je ne comprends pas leur bonheur. C’est une eau d’un goût exécrable, exhalant, de plus, je ne sais quel fumet d’œufs pourris. Mais il paraît que c’est excellent quand on s’y habitue. Les Luciens président à l’exploitation de la source depuis le soir jusqu’à midi. Ils font alors la sieste ou montent sur leurs bateaux pour promener les étrangers dans la rade. Ici encore se montre l’esprit de corps de la plèbe riveraine. Ces bateaux sont rangés le long du débarcadère, et vous n’avez pas le droit de choisir celui qui vous convient. Vous devez descendre dans la barquette dont c’est le tour de quitter le petit port, sinon gare ! Vous ne risquez pas grand-chose si votre canne est solide ; mais votre batelier, cette nuit, pourrait y gagner un coup de couteau.

Porteurs d’eau. — Dessin de Karl Girardet.

Aussi m’est-il arrivé bien des fois de trouver des rameurs récalcitrants qui m’ont refusé leur barque. « Ce n’est pas mon tour de partir, » me disaient-ils. Il fallait beaucoup d’argent pour les corrompre. Leurs camarades les regardaient de travers, avec des yeux menaçants.

De midi jusqu’au soir, l’exploitation de l’eau soufrée est confiée aux Luciennes. Il y en a de tout âge ; les jolies sont en minorité. Passez à Sainte-Lucie avant le coucher du soleil, vous les voyez accourir par dizaines, leur verre à la main ; elles vous appellent chevalier, et vous regardent avec ces grands yeux ardents qu’elles ont toutes. Autour de la source même, elles s’entassent à de certains moments par centaines : vous êtes alors littéralement assailli et inondé. Si vous cédez aux prières de l’une d’elles, prenez garde ! vous êtes enchaîné pour la vie. Vous ne pourrez plus traverser le quai sans qu’elle vous reconnaisse et sans qu’elle vous prenne à la gorge en vous tendant son verre plein. Vous serez forcé, non-seulement de payer, mais de boire. Et gardez-vous bien de vous adresser alors à l’une de ses compagnes ! vous feriez naître une de ces rixes de femmes autrement violentes et fatales que celles des hommes, dans ce pays de cerveaux brûlés par le soleil.

Entre hommes les duels sont nombreux, et la police d’autrefois n’y mettait aucun obstacle. Il est vrai que ce n’étaient pas des duels prémédités, comme ceux qui rendirent célèbres les bois de Boulogne et de Vincennes. Les disputes s’échauffant peu à peu, les couteaux étaient tirés et l’on se tuait dans un moment de colère. J’ai vu un de ces duels consommé en pleine rue, à deux pas d’un corps de garde, sans que la sentinelle fît un geste pour séparer les combattants. Quand la police arriva, l’un d’eux, tombé depuis longtemps, était mort, et nul n’avait osé le relever ni le secourir, cette humanité étant prohibée alors avant l’arrivée du commissaire. Le meurtrier avait disparu : on ne l’a jamais retrouvé.

Vous rencontrez ici nombre de plébéiens qui ont tué un homme. On ne les trouve pas plus coupables pour l’avoir fait avec un couteau qu’on ne trouve coupable, en France, le gentilhomme qui a eu, comme on dit, des affaires. Le droit est le même pour tous, et l’on n’admet pas ici ces distinctions subtiles qui, pour un crime pareil, font honorer l’homme du monde comme duelliste et flétrir l’homme du peuple comme meurtrier.

Bien plus, tuer dans une rixe ou par vengeance ne s’appelle pas ici commettre un meurtre, cela s’appelle avoir un malheur. La plèbe ne méprise pas ce genre de malheureux ; au contraire, elle les estime. La police des Bourbons ne les inquiétait guère et ne les dénonçait pas. Les sbires recevaient quelques piastres de la main du coupable et passaient leur chemin sans dire un mot. Si le crime était assez flagrant pour arriver au juge d’instruction, celui-ci laissait traîner l’affaire en longueur, il l’étouffait même quand c’était possible. Elle parvenait très-difficilement jusqu’aux tribunaux de la Vicaria, qui est le palais de justice à Naples. Encore les lois criminelles, d’une singulière douceur dans ce pays (sauf pour les délits politiques et les crimes d’État), étaient-elles