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pleines de ménagements, d’échappatoires et d’amabilités pour l’homicide. Dans les cas les plus chargés de circonstances aggravantes, on le condamnait aux travaux forcés. Il arrivait même, sous le règne de Ferdinand II, qu’à chaque nouvelle naissance d’un prince royal, on enlevait aux galériens quelques années de peine. Et comme la reine Marie-Thérèse était d’une fécondité très-assidue, le meurtrier rentrait bientôt dans sa famille et dans son quartier, où il n’était pas plus rebuté qu’avant les galères : peut-être même était-il un peu plus respecté.

Je reviens aux querelles de femmes. J’en ai vu plusieurs, mais je n’en ai qu’un souvenir confus et vague ; je laisse donc la plume à Bidera, qui en a pris une sur le fait. Je la garantis d’une exactitude scrupuleuse. On dirait une photographie de Henry Monnier :

« Voici deux femmes en contestation. Elles ont levé leurs bras et courent l’une au-devant de l’autre. Il semble qu’elles vont se tuer ; mais non, elles s’arrêtent tout à coup.

« Et celle qui provoque :

« Prends garde à ta façon de parler : je ne suis pas Nannella ! »

« L’autre, avec une révérence impertinente :

« Facitelo pavato[1] ! » cherchant, par ce mot, avec un ricanement et un haussement d’épaules, à éviter la bourrasque.

« La première, piquée, se frotte les mains en répliquant :

« Qu’est-ce que tu veux dire avec cette risette ? »

« En ce moment la scène se complique par une voix du fond de la place :

« Hein ? hein ? fait-elle, qui est-ce qui lève les mains ? »

« Et Nannella répond, accourant vers la voix :

« Cette dévergondée !

« — Moi, dévergondée ? s’écrie la provocatrice. Figure jaune ! Figure sans couleur !

« — Je ne suis pas une figure peinte comme toi, qui as cent galants !

« — Crève ! crève ! (Schiatta ! schiatta ! ) c’est signe que je suis belle. Fi !… »

. . . . . . . . . . . . . . .

« Là-dessus, une quatrième voix criarde se lève :

« Ohé ! l’éhontée, songe que cette fille est honnête ! À bas les gros mots ! »

« C’est la vieille mère de Nannella qui vient au secours de sa fille.

« À ces cris, toutes les servantes annoncent avec joie l’appiccico (la rixe) à leurs maîtresses, qui laissent toutes leurs affaires et s’empilent aux fenêtres et sur les balcons.

« La place devient un amphithéâtre antique.

« La première à lever la main, c’est la mère de Nannella, qui se précipite comme une furie en s’entendant appeler vieille sorcière. Mais elle tombe au premier choc, le dos à terre et le front au ciel.

« Les gamins sifflent et battent des mains, la galerie bourdonne.

« Les deux autres femmes ôtent leurs peignes et s’arment de leurs sabots pour se précipiter sur la robuste et superbe victorieuse, qui, belle comme Atalante, montre que sans être Hercule on peut se battre contre deux. D’une main elle repousse Nannella, et de l’autre elle prend par les cheveux l’autre fille et la jette à ses pieds. Mais la vieille s’est relevée plus furibonde : elle se précipite de nouveau dans la mêlée.

« Trois contre une : quel tableau ! Que de mouvement et de vie ! Quelle gymnastique violente ! Accourez donc, mimes et comédiens, peintres et statuaires, accourez et voyez ?

« Tous mes vœux sont pour Atalante. Cependant Lucie la guappa (la matamore), qui compte ses jours par des batailles et des victoires, se jette au milieu de ce groupe plus indissoluble que le nœud gordien. Elle vole au secours de sa compagne de rixes qui est sur le point de succomber au nombre. Voici les forces balancées : qui triomphera ?…

« Mais l’homme de police apparaît, comme autrefois Messer Grande aux citoyens de la sérénissime république de Venise. Et les hostilités s’arrêtent sur-le-champ.

« Les femmes ramassent les peignes, les sabots, les lambeaux de vêtements qu’elles ont perdus pendant la bataille.

« Les balcons se vident l’un après l’autre, et les gamins s’éloignent en sifflant, parce que la police est venue trop tôt. »

Il y a souvent du sang répandu dans ces batailles féminines. Les hommes s’en mêlent, et c’est quelquefois une guerre civile dans tout un quartier. Mais tout cela s’apaise comme rien et s’oublie vite. Et, le soir du combat qu’il vient de nous décrire avec tant de vivacité, Bidera vit Atalante boire à la santé de Nannella, avec la poétique parole des Romains : « Je bois tes pensées ! »

Marc Monnier.

(La fin à La prochaine Livraison.)



  1. Expression intraduisible en français. — En voilà du toupet ! dirait, en ce cas, une de nos poissardes.