Page:Le Tour du monde - 04.djvu/226

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politaine passe la moitié de sa vie. Le moyen de se cacher et de se défendre avec toutes ces brèches ? Aussi la fenêtre joue-t-elle un grand rôle dans les romans napolitains.

Tenez, je me promenais hier dans une petite rue ; c’était de fort bonne heure, et la foule n’était pas encore debout. Je vis dégringoler un panier du haut d’un cinquième étage. Vous connaissez cela, chaque famille a un petit meuble pareil, attaché au bout d’une interminable ficelle. Quand passe le marchand ambulant dont elles ont besoin, les ménagères descendent leur panier dans la rue, comme au fond d’un puits, et le remontent après, quand le marchand l’a rempli des provisions demandées (voy. p. 204). Quand le marchand est connu, le panier paye d’avance et présente la monnaie avant d’avoir reçu les marchandises. Ce système de communication ménage d’abord les jambes des femmes haut perchées ; il a de plus pour moi l’inestimable avantage de nous initier aux secrets de la cuisine, quelquefois même aux secrets du foyer.

Ainsi, le panier que j’ai vu descendre hier matin est remonté avec une lettre. Et ce ne pouvait être une lettre sans intérêt, car le porteur avait une raie dans les cheveux derrière la tête, et glissa le papier avec une négligence furtive du meilleur goût. Nul ne s’aperçut du coup, parce que nul n’y fit attention : on n’est pas curieux à Naples.

Pour peu que vous soyez observateur, vous verrez dans les quartiers populaires, au moins à une fenêtre de chaque maison, une jeune fille aux yeux fixés quelque part. Ce quelque part est la fenêtre où il se tient, la porte cochère où il se cache, le coin de rue où il va paraître. Et dans ces yeux, pour peu que vous y sachiez lire, vous découvrez bientôt la déception, le regret, l’inquiétude, l’angoisse, la jalousie, ou la colère (voy. p. 232).

Quelquefois la musique des yeux ne suffit pas, il y faut des paroles : le geste y pourvoit. Il n’est pas besoin d’école des sourds-muets à Naples ; tous les gens du peuple sont passés maîtres en fait de pantomime, et les plus merveilleux secrets de cet art sont connus d’instinct en ce pays de charbonniers et de francs-maçons. De là l’aptitude des Napolitains à conspirer, en amour, comme en politique. Vous assistez ici à de longues conversations très-soutenues, très-nourries entre les rues et les terrasses supérieures qui servent de toiture aux maisons. Vous n’y comprendrez rien, mais regardez tout de même ; vous y verrez deux corps tout entiers en mouvement, les yeux, le nez, la langue, les lèvres, les épaules, les bras, les mains, les doigts, tout remue ; vous diriez deux télégraphes vivants et horriblement compliqués..

Vous comprenez maintenant l’importance de la fenêtre à Naples. Pour les femmes, c’est une tribune, un logement sur le spectacle continuel de la rue ; c’est, de plus, le salon où elles reçoivent de loin et où elles se montrent ; c’est enfin la galerie des filles à marier. Aussi n’est-il question que de balcons et de croisées dans les chansons populaires. Les Napolitaines ont un mot qui manque à notre langue pour indiquer ce qu’elles font si volontiers : ce mot est affacciarsi, se mettre à la fenêtre. Vous rappelez-vous la Procidane d’Achille de Laurières ? Elle vient à Naples toute dorée, embaumée, fleurie et fière d’être si belle, mais un regret la tourmente : elle ne peut affacciarsi pour se voir passer.

Et si, grâce aux fenêtres, la vie est publique, elle l’est bien davantage encore grâce aux rez-de-chaussée et aux sous-sols ; on pourrait ajouter : grâce à la rue. Parcourez les quartiers plébéiens, vous trouverez partout l’existence menée librement, en plein air. Je vous ai parlé des marchands ambulants, des cordonniers, des chaudronniers, hélas ! qui exercent leurs professions sur les voies publiques, occupant la place des trottoirs absents. Mais tout cela n’est que du commerce. C’est tout bonnement la boutique avancée dans la rue. Ce qu’il y a de plus étrange à Naples, c’est la maison tout entière transportée sous le ciel. C’est la cuisine installant sur le pavé son fourneau mobile et renseignant le passant sur le menu du pauvre ménage. C’est la chambre à coucher renvoyant ses hôtes sur les dalles des places ou sur les marches des églises, où ils dorment avec le firmament bleu sur leur tête, comme don César de Bazan. C’est plus encore, c’est le cabinet de toilette s’étalant devant le peuple avec une impertinence inquiétante pour les passants délicats. Vous devez avoir vu le spectacle : cinq, six, sept femmes assises par rang de taille, les unes derrière les autres, toujours à l’endroit ou devraient être les trottoirs, l’enfant devant, l’adolescente derrière elle, la jeune fille derrière l’adolescente, et ainsi de suite jusqu’à la plus grande femme, qui occupe la dernière chaise et le dernier rang ; et chacune de ces libres personnes se livrant sur la chevelure de l’autre, assise devant elle, à des recherches entomologiques toujours couronnées du plus grand succès ; ce qui fait qu’en voyant cela, vous, étranger peu habitué à ces mœurs, vous êtes assailli d’une démangeaison imaginaire, et vous rentrez à votre hôtel avec des contorsions déplorables.

L’opération terminée, ces plébéiennes sans souci se coiffent mutuellement avec une adresse merveilleuse. Je n’ai jamais vu de plus beaux cheveux, ni mieux arrangés que chez les filles du peuple de ce pays.

C’est également en public qu’elles font leur courrier, comme vous le voyez sur le dessin que je vous envoie (voy. p. 225). Le scribe populaire, assis derrière sa table devant l’ancien poste, près du môle ou sous les arcades du théâtre Saint-Charles, n’est pas l’homme le moins curieux, ni le moins heureux de cet heureux et curieux pays. Il sait lire et écrire, le savant homme, il annonce même qu’il traduit le français. Il porte à l’extrémité de son nez deux verres de télescope encadrés et réunis avec du fil de fer. Il se coiffe d’un chapeau qui paraît sortir d’une rixe à coups de poings ; son habit râpé, boutonné jusqu’au menton, ne couvre pas les vêtements qu’il a, mais cache ceux qui lui manquent. Et cependant j’envie le sort de ce pauvre diable, en pensant à toutes les confidences qu’il reçoit de ces belles filles penchées sur lui presque avec tendresse et lui parlant tout bas à l’oreille, si bas qu’on ne les entend que mieux.

D’ailleurs, quand même elles ne vivraient pas dans la