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Les Indiens sont, malgré leur apparence grave, des joueurs incarnés.

Dans de certaines tribus rapprochées des Hispano-Américains, ils jouent aux cartes espagnoles, mais nul d’entre eux ne saurait être plus consciencieux que des grecs de profession. Ils font des marques presque imperceptibles dans les angles de chaque carte. Grâce à leur excellente vue, rien qu’en mêlant le jeu, ils distinguent les bonnes des mauvaises et ils sont si adroits dans la manière de les donner, qu’ils se réservent toujours les bonnes. Celui qui a la priorité, se considère comme ayant bien gagné, en raison des difficultés qu’il a dû surmonter pour extorquer à son adversaire soit une paire d’étriers ou d’éperons d’argent.

Les autres jeux qui leur sont propres et qui sont le plus en vogue chez eux, sont : la tchoëcah ou ouignou et les dés (jeu de noir et blanc).

Dans le jeu du tchoëcah, chaque homme armé d’une canne recourbée à l’une des extrémités, le corps entièrement bigarré de couleurs, les cheveux relevés et fixés par un lambeau d’étoffe, cherche pour adversaire un de ses congénères disposé à exposer un enjeu équivalant au sien : un parti dépose sa mise d’un côté, et l’autre à l’opposé. La longueur de l’emplacement est calculée selon le nombre des joueurs qui prennent place par couple de partenaires, vis-à-vis l’un de l’autre. Une petite boule de bois est placée entre les deux formant le centre de la ligne. Ceux-ci croisent leurs cannes, la partie courbe reposant sur le sol, de manière qu’en les tirant fortement à eux, ils font rebondir la boule prise entre les parties recourbées. Une fois lancée, c’est à qui la rattrapera au vol, soit pour lui donner un nouvel élan avec la canne dont ils se servent comme d’une raquette, soit pour la détourner et lui faire prendre une route opposée à celle que cherche à lui donner le parti contraire. Si celui qui, dans l’intérêt de son parti, doit la faire aller à droite, la fait aller à gauche, il est immédiatement forcé de se tirer les cheveux avec le premier venu de ceux auxquels il a fait tort.

Rarement ces divertissements se passent sans jambes ou bras cassés, ou même têtes grièvement lésées. Je ne tiens pas compte des coups de fouet que les juges du camp déchargent du haut de leurs chevaux sur les combattants fatigués pour leur rendre force et vigueur.

Le jeu de dés, ou plutôt le jeu de blanc ou noir, se compose de huit petits carrés d’os noircis d’un côté, et se joue à deux. Un cuir est placé entre les joueurs, afin que leurs mains puissent facilement saisir d’une seule fois ces petits carrés qu’ils laissent retomber, en criant très-fort, et en se frappant dans les mains, de manière à s’étourdir mutuellement. Toutes les fois que le nombre des noirs est pair, le joueur peut recommencer jusqu’à ce qu’il devienne impair, alors l’autre prend son tour. La partie pourrait durer éternellement ; mais, fatigué et étourdi, l’un des deux devient la proie de l’autre qui, doué de plus de sang-froid, marque souvent double à l’insu de son compagnon et le gagne. Des rixes suivent de près la fin de la partie, car, les trois quarts du temps, le perdant se refuse à donner l’objet perdu.

Sans exception de tribu, de rangs, de sexe ou d’âge, tous les Indiens aiment à s’enivrer ; ceux qui peuvent se procurer des boissons alcooliques, en font un fréquent usage, sans que leur santé en souffre aucunement. Ils se soumettent facilement à un voyage de dix ou quinze jours, pour aller à l’établissement américain le plus voisin, où ils peuvent sans crainte pénétrer, échanger des cuirs de différentes natures et des plumes d’autruche pour du tabac (pitrem) et de la boisson (poulcou). Pour transporter les liqueurs, ils ont coutume d’employer les cuirs de moutons qu’ils dépouillent fort adroitement par le cou, de manière à en faire des outres, desquelles une seule goutte ne saurait sortir. Ils se servent aussi des peaux de cuisses d’autruches, mais ils préfèrent celles des moutons, parce qu’elles contiennent beaucoup plus et qu’elles résistent mieux au galop du cheval sur lequel elles sont fixées par des sangles fortement apprêtées.

Lorsqu’ils sont de retour, à peine si les femmes ont déchargé les chevaux, qu’une foule nombreuse s’assemble pour participer à l’orgie et à la distribution de tabac qui a lieu. Cependant cette habitude de partager ce qu’ils possèdent n’est pas d’obligation stricte, car quelques-uns ne se montrent pas aussi généreux, et n’encourent pour cela aucun reproche. Malgré l’extrême chaleur qu’il fait dans ces parages, hommes et femmes boivent de fréquentes et copieuses rasades souvent réitérées. Quand l’ivresse est à son comble, ils deviennent furieux et s’entre-battent, sans distinction de sexe, si le mot ouiñcaës (chrétiens) est prononcé ; ce désordre cesse à grand-peine, quand quelques-uns, moins ivres ou plus raisonnables, parviennent à désarmer les mutins, qui s’entre-tueraient infailliblement. Pendant plusieurs jours sans désemparer, ces gens boivent de cette façon, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de quoi continuer.

Il se passe quelquefois bien du temps sans que les Indiens puissent se procurer du ouiñcaës poulcou, ou de la boisson de chrétiens ; cela ne les empêche pas cependant de s’enivrer, car si la nature du sol les prive de certains fruits qu’on s’attendrait volontiers à trouver dans ces vastes champs, elle leur en donne deux fort curieux : le piquinino et l’algarrobe, fort connus en Amérique.

L’algarrobe (soë) a l’apparence de cosse de haricot, et renferme une graine fort dure. Cueilli à maturité, ce fruit, écrasé entre deux pierres et mis dans une poche en cuir où il est recouvert d’eau, leur donne par la fermentation une boisson dont ils s’enivrent fort bien ; elle leur donne des coliques et leur contracte les nerfs d’une façon étrange. Le fruit mangé à son état naturel a un goût acidulé, et paraît fort sucré ; mais quelques instants après, une brûlante sécheresse vous agace la bouche à tel point qu’on est plusieurs jours avant de pouvoir manger sans douleur.

Le trulca ou piquinino est un petit fruit ou rouge ou noir, de forme ovale et de la grosseur d’un pois ; il est fort agréable et doux. L’arbrisseau qui le donne est très-touffu de branches ; ses feuilles sont nombreuses, mais