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excessivement petites ; en outre, les plus grosses comme les plus petites sont hérissées d’un nombre incalculable de petites épines, qui sont un obstacle pour cueillir les fruits. Le moyen qu’emploient les Indiens est très-simple et commode. Ils déposent au pied de l’arbrisseau un cuir sur lequel tombent les fruits au fur et à mesure qu’ils frappent légèrement chaque branche, à l’aide d’un petit bâton. Après avoir vanné soigneusement le trulca, ils le mettent dans de petits sacs en cuir placés de chaque côté de leurs chevaux. Au mouvement du galop, ces fruits se meurtrissent et rendent un sirop qui a la couleur du vin ; le tout est transvidé dans un cuir propre à en recevoir une grande quantité. Lorsque la fermentation s’opère, une liqueur délicieuse est obtenue : ils la dégustent avec délices ; leurs têtes s’échauffent, mais leurs viscères n’en souffrent nullement, tandis que le fruit mangé en trop grande quantité affecte ceux-ci d’une irritation à laquelle les Indiens ne peuvent remédier qu’en avalant force graisse de cheval.

Les Indiens observent deux fêtes religieuses : la première, qui a lieu dans l’été, est consacrée au dieu du bien (vita-ouentrou) ; la seconde, qui a lieu dans l’automne, est célébrée en l’honneur de Houacouvou, commandeur des esprits malfaisants.

À l’égard de la première, ils se réunissent tous d’après l’avis qui leur en est donné par leurs caciques réciproques. Les préparatifs se font avec toute la pompe religieuse dont ils sont capables, se graissant les cheveux et se peignant la figure avec plus de soin que de coutume. Leurs vêtements se composent, pendant ces grands jours, de tous les objets volés aux chrétiens et conservés à cet effet avec le plus grand soin. Les uns sont revêtus d’une chemise qu’ils ont soin de laisser flotter en dessus des mantes qui leur entourent la taille ; d’autres, n’ayant point de chemises, étalent avec orgueil à l’admiration de tous un mauvais manteau espagnol ou une courte veste que n’accompagne pas un pantalon ; d’autres enfin, couverts d’un mauvais pantalon souvent mis sens devant derrière, sont coiffés soit d’un képi sans visière ou d’un chapeau à haute forme. Rien n’est plus comique que ces accoutrements bizarres, portés par des hommes dont la gravité habituelle se maintient même pendant le cours de cette fête durant laquelle il est interdit de rire.

Les hommes se placent sur une seule file faisant face au levant, et plantent leurs lances sur un front dont la régularité parfaite flatte le coup d’œil ; les femmes viennent prendre la place de leurs maris qui, après avoir mis pied à terre, s’en reviennent former un second rang derrière elles. La danse commence alors, sans changement de place autrement que de droite à gauche ; les femmes chantent et s’accompagnent en frappant sur un tambour en bois recouvert d’une peau de chat sauvage bigarrée de couleurs, les hommes pirouettent sur eux-mêmes en boitant de la jambe opposée de celle de la femme, et soufflent à pleins poumons dans un morceau de jonc creusé, qui rend le son d’une formidable clef. Cet ensemble est de l’effet le plus original, vu la contrariété des mouvements de part et d’autre.

À un signal du cacique présidant cette fête, des cris d’alerte retentissent, les hommes sautent vivement à cheval, interrompant ainsi brusquement la danse pour se livrer à une fantasque cavalcade, qui fait trois fois le tour de l’emplacement de la fête. Dans les intervalles que laissent ces courses effrénées, chacun se rend visite dans l’espoir de déguster un peu de laitage pourri dans un cuir de cheval, mets des plus friands selon eux, et qui leur procure cependant le doux effet d’une copieuse médecine. Le quatrième jour, dès le grand-matin, un jeune cheval et un bœuf donnés par les plus riches d’entre eux sont sacrifiés à Dieu, après qu’on les a renversés sur le sol, la tête tournée du côté du levant. Le cacique désigne un homme pour opérer l’ouverture de la poitrine de chaque victime et en extirper le cœur qui, palpitant encore, est suspendu à une lance. Alors la foule empressée et curieuse, les yeux fixés sur le sang qui coule d’une large incision, tire des augures qui presque toujours sont à son avantage, et se retire dans son lieu d’habitation, pensant que Dieu lui sera favorable dans toutes ses entreprises.

La seconde fête a pour but de conjurer Houacouvou, directeur des esprits malfaisants, à seule fin qu’il éloigne d’eux tous maléfices.

Comme dans la première fête, les Indiens se parent de leur mieux et s’assemblent par tribus, chaque cacique en tête. La réunion de tout le bétail a lieu en masse, les hommes forment alentour un double cercle, marchant sans cesse en sens contraire, afin qu’aucun de ces fougueux animaux ne s’échappe ; ils invoquent Houacouvou à haute voix et renversent goutte à goutte du lait fermenté que leur donnent les femmes, en même temps qu’ils font le tour des animaux. Après avoir réitéré trois ou quatre fois cette cérémonie, ils jettent sur les animaux ce qui reste de laitage, afin, disent-ils, de les préserver de toute maladie ; après quoi, chacun sépare son bien et le conduit à quelque distance, pour revenir ensuite s’assembler de nouveau autour du cacique qui, à la suite d’un long et chaud discours, les engage à se préparer promptement à aller chez les chrétiens augmenter leur butin.

Chacun reconnaissant la sagesse d’un tel conseil, agite ses armes en priant Houacouvou de les bénir et d’en faire dans leurs mains des instruments de bonheur pour leur tribu et de malheur pour les chrétiens.

A. Guinnard.

(La fin à la prochaine livraison.)