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conseil de payer. Les juifs gémirent, mais ne délièrent pas leur bourse, et chaque fois que les portes de leur prison s’ouvraient pour laisser passer le cadavre d’un des leurs, emporté par l’influence pestilentielle de leur habitation, le kawam se faisait un cruel plaisir de leur rappeler le lugubre chiffre de 8000 ducats, rançon de leur délivrance.

Le moutawalli-bachi ou le directeur du quartier saint était un tout autre homme. Vieillard, grand et sec, le dos voûté, sa figure présentait les traces de longues souffrances, mais son regard était doux et bienveillant. Originaire de Kazbine, il y était avant sa nomination à Méched, président d’un tribunal civil. Ce poste exige une connaissance solide de l’arabe et de la législation musulmane. Sincèrement convaincu de la vérité de sa religion, et pieux par suite de cette conviction, il considérait sa position actuelle comme la meilleure récompense de sa longue carrière, et était heureux d’être à la tête d’un établissement aussi hautement révéré par ses coreligionnaires. J’avais fait sa connaissance à Tiflis en 1850, lorsqu’il fut envoyé comme ministre plénipotentiaire à Saint-Pétersbourg, et dès lors j’avais été frappé de son bon sens souvent traversé par d’absurdes croyances. Ainsi, tout en raisonnant avec infiniment de justesse et de tact sur beaucoup de sujets, il n’acceptait, pendant le premier temps de son séjour en Géorgie, aucune invitation à dîner sans obtenir préalablement la permission de se faire précéder par son cuisinier, pour être sûr de ne rien manger qui ne fût préparé par les mains d’un vrai croyant. Son horreur de la souillure chrétienne était si forte qu’il avait apporté de Perse une énorme provision de pain et de beurre qu’il dut naturellement jeter après quelques semaines de séjour en Russie. Sa position à Méched était assez délicate. Les immeubles et le mobilier du quartier saint constituent une propriété très-considérable, mais fort mal gérée et gaspillée par les nombreux administrateurs de cet établissement. Les legs pieux faits dans le courant des siècles en mémoire de l’iman, sont éparpillés sur toute la surface de l’empire persan ; une partie s’en trouve même Hérat, à Kaboul et aux Indes. Or, comme tous ces pays sont exposés souvent à des révolutions et à des changements politiques, peu à peu une grande partie des vakfs ou donations pieuses a été distraite de sa destination première. Le prédécesseur du moutavalli-bachi, frère aîné du premier ministre, fort de l’appui qu’il trouvait à Téhéran, a su arracher des mains des possesseurs illégaux, sujets du chah, une bonne partie des immeubles, dont ils s’étaient arbitrairement emparés ; mais ces confiscations légitimes soulevèrent des haines et des ressentiments profonds qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour se manifester. Il s’agissait donc, avant tout, de se mettre en garde contre le retour de ces empiétements, en dressant un inventaire complet des propriétés de l’institution. Cette opération qui parait si simple et si facile en Europe est au contraire très-compliquée dans un pays où tout se fait par des mains vénales et faciles à corrompre. Néanmoins, le moutavalli-bachi arriva tant bien que mal à ses fins, et rendit à cette occasion, non-seulement un service signalé à l’administration qui lui est confiée, mais obtint aussi un résultat qui intéresse les sciences, car il fit dresser entre autres un catalogue détaillé de la riche collection de manuscrits arabes et persans conservés dans la mosquée de l’iman. Quoiqu’il soit le défenseur officiel des intérêts cléricaux à Méched, il trouve des oppositions ardentes, même parmi ceux qu’il a pour mission de protéger. Malgré sa science et ses fonctions antérieures, presque ecclésiastiques, le seul fait de sa nomination par le pouvoir séculier en fait une espèce d’intrus parmi les mollahs, et l’expose comme tel à la défiance de ses collègues affublés de turbans. Sa position envers le gouverneur général et son vizir est encore plus difficile. Leur pouvoir s’arrête à la balustrade qui circonscrit le Sehn ou enceinte du quartier saint, et ne peut s’exercer sur ceux qui parviennent à y pénétrer que par l’intermédiaire et le bon vouloir du moutavalli. Or, le réfugié est toujours plus enclin à payer les bons offices des administrateurs du Sehn que d’acheter la protection du pouvoir séculier, car le plus grand mal que le directeur du quartier saint puisse lui faire, se réduit à l’expulser de ce refugium, tandis que le pouvoir séculier peut lui ôter sa vie et ses biens. La bourse du moutavalli détourne donc souvent les deniers qui iraient se loger dans celle des employés de l’État, ce qui suffit pour alimenter entre eux un antagonisme constant et puissant.

Deux jours après mon arrivée à Méched, j’appris que le chah avait envoyé un khalat ou robe d’honneur à son oncle le gouverneur général du Khorassan, et que le 9 juillet était désigné, par le prince sultan Mourad-Mirza, pour recevoir des félicitations d’usage à l’occasion de cette marque de la bienveillance royale. Je profitai de cette circonstance pour faire la connaissance du prince et lui présenter mes compagnons de voyage. À l’heure convenue, on amena de beaux chevaux de l’écurie du prince pour nous transporter à la forteresse, où se trouvait le palais. Le fort de Méched a été réparé après la dernière insurrection et se trouve actuellement en état de résister longtemps à toute entreprise hostile d’une puissance ou d’une armée asiatique. La maison destinée à la résidence du gouverneur n’a rien de très-imposant ; ses chambres ne sont ni vastes ni richement ornées. La cour intérieure, plantée d’arbres fruitiers et de lilas, est assez spacieuse et produit une impression agréable. Le prince nous reçut revêtu de sa nouvelle robe d’honneur, mais du reste sans aucune pompe particulière. Comme tous les enfants d’Abbas-Mirza, il a des manières polies et prévenantes. Sans être bavard, il aime à causer, il parle bien sur toutes sortes de sujets, et quoique moins brillant dans la conversation que presque tous ses nombreux frères, il se distingue d’eux par une tournure d’esprit beaucoup plus sérieuse, qualité que je n’ai constatée parmi les membres de la famille royale que chez lui et le prince Behmen-Mirza. Moins bien doté que ses autres frères, il tient naturellement à conserver sa place ; mais ce qui fait son plus grand éloge, c’est que, malgré la pénurie