Page:Le Tour du monde - 04.djvu/283

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comparative de ses moyens, il n’est pas trop avide d’argent et ne cherche pas à agrandir sa fortune privée en extorquant des cadeaux à ses administrés. Ayant eu l’occasion de le voir souvent pendant mon séjour à Méched, j’ai constaté chez lui une qualité rare chez les Persans en général, mais surtout peu commune parmi ses parents, c’est un désir sincère de s’instruire. Plus ou moins, tous les princes kadjars croient de leur devoir de témoigner une certaine curiosité à l’égard de ce qu’on appelle ici la science des Francs, ilmi frenghi, mais, chez la plupart d’entre eux, cela ne tient qu’au désir vaniteux de faire parade du peu qu’ils en savent eux-mêmes, tandis que j’ai cru remarquer chez lui, une certaine conscience du progrès européen, et par suite la conviction de pouvoir gagner quelque chose de réel, en s’assimilant les résultats obtenus par les infidèles. Ses rapports avec son vizir étaient loin d’être franchement amicaux ; le kawam, à ses yeux, n’était qu’une créature du premier ministre qu’on lui avait adjoint pour espionner ses faits et gestes et pour limiter son pouvoir. Cette politique soupçonneuse, toute étrange qu’elle puisse paraître en Europe, est une triste conséquence de la constitution des gouvernements asiatiques. En Asie, les contrastes se rencontrent sans se heurter, et les populations orientales, tout en supportant patiemment pendant des milliers d’années le régime despotique illimité, sont peut-être les plus turbulentes du monde, et dans tous les cas sont très-faciles à s’insurger et à se ranger sous la première bannière élevée contre le pouvoir existant. Cette mobilité qui caractérise les masses se manifeste avec plus de force encore chez les individus, et notamment les Persans sont disposés à s’enivrer du pouvoir et à chercher à l’agrandir, coûte que coûte. Humbles et patients dans les positions inférieures, ils se croient tout permis à un poste élevé, et la fin tragique de la carrière de tant de hauts dignitaires musulmans est presque toujours provoquée par les excès de leur ambition et par les passe-droits et les avanies qu’ils imposent à tout le monde, sans en excepter leurs propres souverains. Sans recourir à des exemples puisés dans les fastes d’un passé très-éloigné, je me contenterai de faire observer qu’en Perse, depuis 1834, deux premiers ministres ont été mis à mort et deux autres ont été dépouillés de leurs biens et envoyés en exil, principalement pour avoir voulu établir exclusivement en leur faveur le principe des monarchies constitutionnelles que le roi règne et ne gouverne pas.

Dès que l’on connut mes rapports amicaux avec les autorités, je ne manquai pas d’être visité par un grand nombre de curieux, qui, malgré les pompeux compliments qu’ils m’adressaient, venaient me voir évidemment avec les mêmes intentions que l’on a en parcourant le Jardin des plantes. Nul Européen ne doit garder là-dessus l’ombre d’un doute. Il a beau être chez lui tout ce qu’il veut, aux yeux des Orientaux, il est, et restera toujours, ce que les numismates caractérisent par le terme pittoresque de bestia incerta. De tous mes visiteurs habituels, je ne citerai que le mollah Abdourrhaman, professeur de l’école de Païnpah, conservateur des manuscrits à la bibliothèque de l’iman, et adjoint de l’astronome en-chef du Khorassan, poste occupé par son frère aîné. Je tenais à être en bonnes relations avec lui, et je ne manquai pas de gagner ses bonnes grâces en lui faisant servir, la première fois qu’il vint me voir, du thé et du café avec du sucre brut au lieu de sucre candi ; car, d’après la conviction des Persans, le sucre ne peut être purifié qu’étant mélangé préalablement avec du sang de cochon. C’était le premier astronome oriental un peu sérieux que je rencontrais. Il connaissait à fond les éléments d’Euclide et l’algèbre de Kheïami, avait étudié les traductions arabes des sections coniques d’Apollonius et du livre de la sphère de Théosius, et il s’était spécialement occupé de l’étude des nombreux commentaires orientaux de l’Almageste de Ptolémée. Il était aussi versé en astrologie, en métaphysique, avait une légère teinte d’alchimie ; bref il réunissait toutes les connaissances nécessaires pour former un astronome musulman parfait. La conversation de cet homme avait pour moi l’attrait de la nouveauté, et je voyais en lui un être impossible à rencontrer ailleurs qu’en Perse, car où trouver un autre savant dont l’éducation se fût ainsi brusquement interrompue au quinzième siècle, et qui eût encore tout le fanatisme des anciens antagonistes de Copernic ? Comme de raison, le mouvement de la terre et l’immobilité relative du soleil figuraient au nombre des premières questions débattues dans nos rencontres, et la difficulté qu’avait cette idée, si simple pour nous, de se loger dans une tête, bien organisée du reste, mais accoutumée, dès l’enfance, à concevoir l’univers différemment, me faisait comprendre l’hésitation de Copernic à publier sa découverte, et l’immense et longue incrédulité qu’avait rencontrée sa théorie en Europe. Jamais je n’oublierai l’impression produite sur mon docte mollah par l’exposition de la théorie de la gravitation universelle. Il avait l’esprit assez juste pour voir que cette simple et grandiose idée résolvait comme par magie toutes les difficultés inextricables de l’astronomie ancienne et détruisait la stabilité, et même l’existence des sept cieux, dont la réalité, à ses yeux, était constatée par la parole divine, promulguée dans le Koran. Ce passage subit de l’obscurité à la lumière l’avait ahuri et rendu presque ivre. Mais cela ne suffisait pas encore pour détruire ses préventions en faveur de l’immobilité de la terre. Peu habitué à se faire une idée claire des mouvements relatif et absolu, le repos et le déplacement des corps existant sur la surface de la terre, apparemment en dehors de tout autre mouvement, l’obsédaient comme un cauchemar, et ce ne fut qu’après maintes discussions sur ce sujet, et après lui avoir fait comprendre l’explication de Flamstead sur l’aberration astronomique, les expériences faites en Allemagne sur la chute des corps dans l’intérieur d’une tour ou d’un puits, les résultats des recherches de Poisson sur les déviations des projectiles de guerre, et enfin l’expérience décisive de M. Foucault, que je parvins à vaincre les scrupules de son entendement. Trois jours avant mon départ, il vint me supplier de lui donner, en persan, l’énoncé des lois de Képler, et peut-être les enseignera-t-il à ses élèves.