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Je fus très-étonnée de voir les grandes belles plaines des Pamplemousses couvertes de gros blocs de lave. On croirait que ce sol ne doit rien produire ; mais il est au contraire très-favorable à la culture de la canne à sucre, qui ne supporte pas une trop longue sécheresse. On la plante entre les fragments de la roche volcanique qui conserve l’eau de pluie entre ses fissures et ses anfractuosités, de manière que le sol garde longtemps son humidité.

Quand la canne est parvenue à maturité et que la récolte commence, on ne coupe chaque jour que juste ce qu’il faut pour le travail du pressoir et de la raffinerie ; car le suc de la canne se gâte très-vite par la grande chaleur.

La canne subit une pression si forte entre deux cylindres mus par la vapeur, qu’elle en sort tout aplatie et complétement sèche ; elle peut ensuite servir comme combustible sous les chaudières.

Le suc coule successivement dans six chaudières, dont la première est la plus fortement chauffée ; sous chacune des suivantes la force du feu diminue. Dans la dernière chaudière, le sucre est déjà réduit à quarante-cinq pour cent ; il arrive ensuite sur de grandes tables de bois où on le laisse se refroidir pendant quatre à cinq heures. La masse s’y change déjà en cristaux de la grosseur d’une tête d’épingle. Enfin, on verse ou plutôt on jette le sucre dans des vases en bois qui sont percés de petits trous pour laisser filtrer le sirop contenu dans le sucre.

Toute l’opération demande huit à dix jours. Avant d’emballer le sucre, on l’étale sur de grandes terrasses où on le laisse sécher quelques heures au soleil. On l’embarque en sacs de cent cinquante livres.

La plantation de cannes à sucre de M. Lambert contient deux mille acres de terre dont on n’exploite toujours, naturellement, qu’une partie. Il a six cents ouvriers ; occupés pendant sept mois dans les champs et pendant les cinq autres à la récolte et au raffinage. Dans une bonne année, c’est-à-dire quand il pleut beaucoup et que la saison des pluies commence de bonne heure et dure longtemps, M. Lambert retire de sa plantation trois millions de livres de sucre ; mais il est déjà très-content quand elle lui rapporte deux millions et demi. Cent livres de sucre se payent trois à quatre écus.

Le plus fort planteur à Maurice est aujourd’hui un certain M. Rochecoute, qui récolte tous les ans environ sept millions de livres.

On ne peut donc s’étonner que le sucre, et rien que le sucre, soit la grande affaire de l’île. Toute entreprise, toute conversation se rapporte au sucre. On pourrait appeler Maurice l’île au sucre, et elle devrait porter dans ses armes une botte de cannes croisée avec quelques sacs de sucre.

Pendant mon séjour, qui dura plusieurs semaines, j’eus l’occasion d’observer la condition des ouvriers. Les ouvriers, appelés ici coolis, viennent, comme je l’ai déjà fait remarquer, du Bengale, de l’Hindoustan et du Malabar. Ils s’engagent pour cinq ans, et le maître qui les emploie, indépendamment de la somme à payer au gouvernement pour la traversée, donne par mois, à chaque ouvrier, de deux écus et demi à trois écus et demi, cinquante livres de riz, quatre livres de poissons séchés, quatre livres de haricots, quatre livres de graisse ou d’huile, du sel à discrétion et une petite cabane vide comme logement.

La position de l’ouvrier est bien moins bonne que celle d’un domestique. L’ouvrier est soumis à un rude travail dans les champs et dans les raffineries, et il est bien plus exposé aux caprices de son maître, qu’il ne peut pas quitter avant l’expiration du contrat. Il peut, il est vrai, se plaindre s’il est traité trop durement ; il y a des juges et des lois ; mais, comme les juges sont souvent eux-mêmes planteurs, il est rare qu’on rende justice au pauvre ouvrier. Souvent aussi, il est encore obligé d’aller chercher les tribunaux à huit ou dix milles. Les jours de la semaine, il n’a pas le temps d’y aller, et les dimanches les tribunaux sont fermés. Quand il réussit, après beaucoup de peine, à arriver jusqu’au tribunal, il s’y trouve peut-être justement une grande quantité d’affaires à l’ordre du jour ; on ne peut pas l’entendre, et, renvoyé à un autre jour, il a fait ses huit ou dix milles pour rien. En outre, pour aggraver les difficultés, on ne l’admet même pas devant le tribunal sans témoins. Où les prendrait-il ? Aucun de ses compagnons d’infortune n’ose lui rendre ce service, de peur d’être puni ou même maltraité par son maître.

Je raconterai à ce sujet une affaire arrivée à Maurice pendant que j’y étais.

Il y avait dans une plantation dix ouvriers qui se proposaient de quitter leur maître à l’expiration de leur contrat et d’aller s’engager chez un autre. Le planteur l’apprit trois semaines avant la fin du temps de service de ces ouvriers ; il en décida dix autres à présenter devant le tribunal les papiers de ceux-ci comme les leurs et à faire prolonger le contrat d’un an. Puis, tout s’étant accompli au gré du maître, il fit comparaître devant lui individuellement chacun des mécontents, et, lui montrant le papier, lui signifia qu’il avait encore un an à rester à son service. Les ouvriers prétendirent naturellement que c’était impossible, qu’ils n’avaient pas été au tribunal et qu’ils n’avaient pas même eu le papier entre les mains. Mais le planteur leur répondit que l’écrit était parfaitement en règle et que, s’ils voulaient se plaindre, le tribunal ne les entendrait pas et leur infligerait même une peine corporelle ; que, pour lui, dans ce cas, il ne leur donnerait pas sans plaider leur salaire (qu’il leur devait depuis cinq mois).

Les pauvres ouvriers ne savaient que faire. Heureusement il demeurait dans le voisinage un haut fonctionnaire généralement connu comme grand philanthrope. Ils allèrent le trouver, lui exposèrent leur affaire et lui demandèrent sa protection, qu’il leur accorda aussitôt. Le procès, une fois engagé, suivit une marche très-lente, aucun des gens du planteur n’ayant osé porter témoignage contre lui. Du reste, avec la meilleure volonté du monde cela leur eût été difficile, le planteur ayant défendu pendant tout le temps du procès à ses ouvriers de