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sortir, les faisant surveiller de près et ne les laissant communiquer avec personne.

Dans le cours de deux mois et demi il y eut cinq séances ou interrogatoires. Les trois premiers eurent lieu en présence d’un seul juge qui était en outre planteur. Le protecteur des pauvres plaideurs insista pour qu’il y eût trois juges nommés comme le prescrivait la loi, et pour que l’un des juges, que sa qualité de planteur pouvait faire considérer comme partial, ne siégeât pas dans l’affaire. Comme cette demande venait d’un homme puissant et qu’elle était d’ailleurs conforme à la loi, il fallut bien y acquiescer, et le premier juge n’assista aux deux dernières séances que pour donner les éclaircissements nécessaires sur celles qui avaient précédé.

Dans la cinquième séance le procès fut, il est vrai, décidé en faveur des ouvriers, mais par un arrêt étrange, auquel je ne me serais jamais attendue dans un pays placé sous l’administration anglaise.

Le juge ou planteur, qui dans les trois premières séances avait interrogé les ouvriers, déclara que quand les dix hommes étaient venus le trouver, il n’avait pas pu savoir s’ils étaient vraiment les propriétaires des papiers, vu qu’il venait presque tous les jours des centaines d’ouvriers avec de semblables requêtes. Il avait écrit le nouveau contrat sur du papier sans timbre, n’en ayant pas sous la main de timbré, et les ouvriers, dont aucun ne savait écrire, avaient mis dessous des croix. Plus tard il avait fait transcrire le contrat sur du papier timbré (car sans cela il aurait été nul), et pour ne plus déranger les ouvriers, son secrétaire y avait apposé des croix. Or, comme les ouvriers n’avaient pas mis eux-mêmes les croix sur le papier timbré, le contrat était nul et les ouvriers demeuraient libres. C’est ainsi que se termina le procès.

Île Maurice : Montagne de la Découverte. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

Mais l’affaire se fût réellement passée d’une manière tout autre, si les ouvriers n’avaient pas eu de protecteur influent, et le juge planteur eût décidé l’affaire en faveur du maître. L’intervention du fonctionnaire puissant força les juges à se prêter au moins à un simulacre de justice, et pour cela ils eurent recours à un faux qui, dans tout autre pays eût fait perdre non-seulement leurs places au juge et au secrétaire, mais qui leur eût encore assuré pour quelques années la pension et le logement dans un certain établissement public de l’État.

Le planteur aussi échappa à toute punition, quoique d’après les lois très-indulgentes en vigueur à Maurice pour les colons, il eût, me dit-on, mérité, indépendamment d’une amende, une année de prison.

Pour couronner sa belle action, il frustra encore les pauvres ouvriers du salaire du dernier mois, en prétendant qu’ils avaient peu travaillé et cassé ou volé une partie des outils.

Ce misérable est très-considéré à Maurice où il est reçu partout dans la société. En effet il est riche et va régulièrement à l’église, et dans ce pays comme dans beaucoup d’autres, on a sur la richesse et sur la religion des idées toutes particulières, mais qui n’entreront jamais dans la tête des honnêtes gens.

Je ne voulus pas quitter les Pamplemousses sans visiter le jardin botanique placé sous la direction de l’habile et savant M. Duncan.

Je m’étais à peine entretenue un quart d’heure avec cet aimable homme, Écossais de naissance, qu’il m’invita de la manière la plus gracieuse à venir passer quelques jours dans sa maison pour pouvoir examiner à loisir les richesses que renfermait le jardin. Quoique l’expérience faite à Maurice m’eût rendue un peu circonspecte en fait de visite, je ne pus cependant pas résister à l’air de bonhomie de M. Duncan. Je restai chez lui et je n’eus pas à m’en repentir. M. Duncan était sobre de paroles, mais il fit tout ce qui dépendait de lui pour me rendre le séjour de sa maison agréable. Lorsqu’il vit que je cherchais des insectes, il me vint personnellement en aide, m’apportant à chaque instant quelque chose pour ma collection.

Je parcourus avec lui, à diverses reprises, le jardin botanique qui est très-riche et contient des plantes de toutes les parties du monde. J’y vis pour la première fois des plantes et des arbres originaires de Madagascar