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L’île, il est vrai, n’a pas à souffrir du manque d’eau, mais elle est trop petite pour avoir une véritable rivière, ce qui n’empêche pourtant pas les habitants de donner ce nom à des cours d’eau sans importance, et sur la carte on peut voir figurer plusieurs grandes rivières.

C’est avec le plus vif regret que je quittai la famille Moon. C’est à sa complaisance que je dus de pouvoir visiter les points les plus intéressants de Maurice ; et grâce à elle je vis plus dans les quelques derniers jours que dans les quatre longs derniers mois que j’avais déjà passés dans l’île.

Dans la plupart des maisons, surtout chez les créoles, on me fit bien les plus belles offres de service, on me promit monts et merveilles, mais on s’en tint aux promesses. On ne me rendit pas les moindres services, et on n’eut pour moi aucune de ces attentions qui font bien plus de plaisir à un étranger que le logement et la nourriture qu’on lui donne et qu’il peut se procurer partout pour de l’argent. On songea encore bien moins à organiser des excursions et des parties intéressantes. Ces gens ne se doutent même pas du plaisir qu’il y a à voir les beautés de la nature. Ils ne comprennent pas qu’on puisse s’exposer à la plus petite fatigue pour aller admirer une montagne, une cascade ou un beau point de vue.

Ces hommes sont exclusivement occupés de s’enrichir le plus tôt possible. Le sucre est leur veau d’or, et tout ce qui ne s’y rapporte pas n’a pas de prix pour eux. Les femmes ne valent guère mieux. Elles ont trop peu d’instruction et en même temps trop de l’indolence si ordinaire dans les pays chauds pour s’intéresser à quelque chose de sérieux. Leur seule occupation, outre le soin de leur très-chère personne, est d’écouter ou d’inventer de méchants propos sur leurs semblables, et il y a malheureusement aussi beaucoup d’hommes à qui ce charitable plaisir fait oublier par moments jusqu’à leur sucre.

Je n’échappai pas au sort commun. Les aimables habitants et habitantes de Port-Louis ne me firent passer pour rien moins que pour une empoisonneuse, et prétendirent que j’avais été soudoyée par le gouvernement anglais pour empoisonner M. Lambert. — Il faut vous dire que M. Lambert avait apporté de Paris de très-riches présents pour la reine de Madagascar, et il avait commis la faute impardonnable de ne pas confier à tout le monde ce qu’il avait envie d’obtenir par ces présents. Il devait naturellement y avoir là-dessous quelques machinations secrètes de la France, et le gouvernement anglais en ayant été informé m’avait choisie pour débarrasser le monde de cet homme dangereux. Quelque absurde que fût ce conte, il trouva cependant parmi les créoles, et même parmi les Français, assez de créance pour m’empêcher de faire un petit voyage intéressant.

Avant d’entreprendre le voyage de Madagascar, M. Lambert devait aller chercher des nègres à Zanzibar et à Mozambique et les transporter à l’île Bourbon. C’est sous le nom euphonique d’engagements libres[1], une nouvelle espèce de traite mitigée, car les prétendus engagés libres ne sont autres que des nègres capturés dans les guerres, incessamment entretenues en Afrique par les spéculateurs en chair humaine. Seulement, une fois rendu dans une colonie, le nègre n’est esclave que pendant cinq ans, et reçoit de son maître, indépendamment de la nourriture et du logement, deux écus par mois. Au bout de ces cinq ans, il est libre de continuer à travailler, ou bien de mourir de faim s’il ne veut pas travailler. Il peut même se racheter plus tôt au prix de cinquante écus, et retourner dans son pays s’il a pour cela l’argent nécessaire.

Connaissant ma passion pour les voyages et sachant combien j’étais heureuse de saisir toute occasion de voir de nouveaux pays, M. Lambert voulait m’emmener avec lui. Mais aussitôt que l’agent français eut connaissance de ce projet, il alla trouver M. Lambert et lui recommanda de bien s’en garder, parce que je devais être certainement une espionne du gouvernement anglais. Et d’où venait cette haine des créoles et des Français contre un être aussi inoffensif que moi ? Je ne puis y voir d’autre raison, si ce n’est que je ne fréquentais guère que des familles anglaises. Mais était-ce ma faute si ces familles me recherchaient et si elles me traitaient de la manière la plus aimable ? Si les Anglais me comblèrent de politesses et se montrèrent pleins de prévenances pour moi, il n’y eut, parmi les Français, que MM. Lambert et Genève qui me donnèrent réellement des témoignages du plus vif intérêt. Les autres, ainsi que les créoles, se bornèrent à de vaines promesses. Cela m’inspira, je l’avoue franchement, tant d’aversion pour la population française de cette partie du monde que, malgré tout le désir que j’en aurais eu autrement, je ne pus me résoudre à visiter l’île Bourbon dont j’étais si proche[2].

Que je suis contente de ne pas avoir commencé par Maurice quand le goût des voyages me prit, il y a à peu près quatorze ans ! Ce goût me serait passé bien vite, et bien des heures d’ennui eussent été épargnées à la patience de mes lecteurs.

Sans doute, en ce cas, je ne serais pas non plus allée en Russie, et je n’aurais pas appris que dans ce pays despotique il y a des institutions plus libérales que dans une colonie de la libérale Angleterre. Et cependant il en est ainsi, du moins pour ce qui concerne les passeports. Quand on quitte Saint-Pétersbourg ou une autre

  1. Le système des engagements libres sur tout le pourtour du continent africain a été interdit cette année par le gouvernement français.
  2. Préparant sur l’île de la Réunion une étude sérieuse, complète, et dont l’auteur a, lui aussi, visité Maurice, le Tour du monde aura avant peu l’occasion de ramener ses lecteurs dans cette dernière île. Il leur doit, il doit à une terre restée française en dépit des traités, de la distance et du temps, d’opposer ainsi une appréciation jeune, calme et fraîche aux jugements plus que sévères de Mme Pfeiffer et à une amertume de langage qu’expliquent malheureusement les souffrances des derniers mois de la vie de l’illustre voyageuse.