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à la douane où tous mes bagages furent visités et mis sens dessus dessous. Aucun objet n’échappa à leurs investigations ; ils ne négligèrent pas même le plus petit paquet enveloppé dans du papier ; ils se montrèrent enfin de vrais limiers, dignes d’être mis sur les rangs des plus habiles douaniers allemands et français, et je me divertis de cette scène qui me rappelait ma chère patrie.

À Tamatave je devais rencontrer M. Lambert, qui, après le voyage qu’il avait fait avec une mission du gouvernement français sur la côte d’Afrique, devait retourner directement à Madagascar.

Il n’était pas encore arrivé ; mais il m’avait dit à Maurice que dans ce cas je devais descendre chez Mlle Julie qu’il aurait soin de faire prévenir de ma visite.

Mes lectrices vont probablement s’imaginer que Mlle Julie est une Européenne jetée dans cette île par Dieu sait quelle aventure romanesque. Je suis malheureusement forcée de les détromper. Mlle Julie est une vraie Malgache, de plus veuve, et mère de plusieurs enfants. C’est qu’il règne à Madagascar la singulière coutume d’appeler « mademoiselle » toute personne du sexe, eût-elle même une douzaine de rejetons, ou eût-elle été mariée une demi-douzaine de fois.

Mlle Julie est d’ailleurs certainement une des personnes les plus remarquables et les plus intéressantes, non-seulement de Tamatave, mais aussi de tout Madagascar. Veuve depuis environ huit mois elle continue les affaires de son mari, et, à ce qu’on m’a dit, avec plus de succès que lui. Elle possède des plantations de cannes à sucre, une distillerie de rhum, et fait le commerce. Son intelligence et son activité seraient appréciées partout, et elles sont réellement étonnantes dans un pays comme Madagascar, où la femme, si ignorante et si paresseuse, n’a d’ordinaire qu’un rôle nul.

Mlle Julie, élevée en partie à Bourbon, parle et écrit parfaitement le français. Il est fâcheux qu’instruite comme elle l’est, elle ait conservé plusieurs des mauvaises habitudes de son pays natal. Son plus grand plaisir est de rester des heures entières étendue sur le sol, la tête appuyée sur les genoux d’une amie ou d’un esclave, pour se faire délivrer de certaines petites bêtes. C’est du reste le passe-temps favori des femmes de Madagascar, et elles ne se visitent souvent que pour s’y livrer tout à fait con amore. Mlle Julie aimait aussi mieux se servir de ses doigts que d’un couvert pour manger ; mais elle ne le faisait que quand elle croyait ne pas être vue.

Mlle Julie ne m’accueillit pas précisément de la manière la plus avenante ; elle commença par me toiser de la tête aux pieds, puis se leva lentement et me conduisit à une maisonnette située tout près, mais plus mal installée encore que les pavillons de Maurice. La pièce unique qui s’y trouvait ne renfermait rien qu’une couchette non garnie. La noble dame me demanda sèchement ma literie. Je lui répondis que je n’en avais pas apporté, M. Lambert m’ayant assuré que je trouverais chez elle tout ce dont j’aurais besoin. « Je ne puis vous donner de literie, » me dit-elle d’un ton bref, et bien qu’elle eût, comme je le vis plus tard, non-seulement de quoi me fournir un lit, mais encore donner à coucher à une demi douzaine de voyageurs, elle ne se serait point fait scrupule de laisser une vieille femme comme moi dormir sur une natte ou une planche. Heureusement il y avait là une autre femme, Mme Jacquin, qui m’offrit aussitôt tout ce qu’il fallait pour garnir mon lit, et reprocha à Mlle Julie sa conduite dans des termes assez vifs. J’acceptai l’offre de Mme Jacquin avec beaucoup de reconnaissance, car autrement j’aurais été obligée, jusqu’à l’arrivée de M. Lambert, de me contenter de mon manteau et d’un oreiller que je porte toujours avec moi.

Le port de Tamatave est le meilleur de toute l’île, et il y vient dans la belle saison (du mois d’avril à la fin d’octobre) beaucoup de vaisseaux de Maurice et de Bourbon pour charger des bœufs dont on exporte tous les ans de dix à onze mille. Les deux tiers environ de ces bœufs vont à Maurice et le reste à Bourbon, bien que la population de ces deux îles soit à peu près la même. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a à Maurice beaucoup d’Anglais, et que les Anglais sont de plus grands amateurs de roast-beefs que les Français. Il est étrange que la reine Ranavalo ne souffre pas l’exportation des vaches. Dans sa profonde sagesse elle pense que si elle permettait cette exportation, on pourrait élever des bœufs ailleurs que dans ses États et partant nuire à leur prospérité. Elle ignore que ces deux îles tirent beaucoup plus de profit de leurs plantations de cannes à sucre, que si elles transformaient leurs champs en prairies et se livraient à l’élève du bétail. Un beau bœuf qui se paye quinze dollars à Madagascar, reviendrait à quatre ou cinq fois autant, si on l’élevait, à Maurice ou à Bourbon.

Aujourd’hui Tamatave ressemble à un pauvre mais très-grand village. On évalue sa population, y compris les environs, à quatre ou cinq mille âmes, parmi lesquelles il y a huit cents soldats et environ une douzaine d’Européens et de créoles de Bourbon. À part les quelques maisons de ces derniers et celles de quelques Hovas et Malgaches aisés, on ne voit que de petites huttes disséminées sur différents points ou formant plusieurs rues étroites. Elles reposent sur des pieux de deux à trois mètres de haut, sont construites en bois ou en bambou, couvertes de longues herbes ou de feuilles de palmier et renferment une pièce unique, dont le foyer occupe une bonne partie, de sorte que c’est à peine si la famille a suffisamment d’espace pour s’y coucher. Il n’y a point de fenêtres, mais à la place deux portes percées en face l’une de l’autre, et dont celle qui est du côté du vent est toujours fermée.

Les maisons des gens aisés ne diffèrent de celles des pauvres qu’en ce qu’elles sont plus hautes et plus grandes.

Tamatave a été un des derniers points du littoral occupés par les Français, qui en ont été dépossédés par les Hovas en 1831. Quelques années plus tard (1845), une tentative malheureuse pour reprendre ce poste n’aboutit qu’à la perte d’une douzaine de braves marins, dont les têtes fichées sur de longs pieux en manière de trophée