Page:Le Tour du monde - 04.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’amusent ainsi pendant quinze jours pleins ; une semaine avant et une semaine après la fête.

Les soldats que je vis à cette occasion à Tamatave me plurent assez. Ils firent leurs exercices et leurs évolutions avec assez de régularité, et, contre mon attente, je trouvai la musique non-seulement agréable à entendre, mais vraiment harmonieuse. Il y a plusieurs années, la reine a fait venir d’Europe un maître de musique ainsi que tous les instruments nécessaires. Il est à présumer qu’elle a fait inculquer à coups de bâton les connaissances musicales à ses humbles sujets. Toujours est-il qu’elle a réussi, et beaucoup d’élèves, devenus maîtres à leur tour, instruisent leurs compatriotes.

Les soldats étaient mis d’une manière simple, propre et parfaitement uniforme. Ils portaient une sorte de tunique blanche, étroite, qui montait jusqu’à la poitrine et couvrait une partie des cuisses. La poitrine même était découverte, et la blancheur éclatante des buffleteries faisait, avec la couleur noire de la peau, un contraste d’un assez joli effet. Ils avaient la tête également découverte ; leurs armes consistaient en un fusil et une lance du pays nommée sagaya.

Les officiers, au contraire, avaient l’air extrêmement comique ; ils portaient des habits bourgeois européens usés qui me rappelaient les cartes à jouer du temps de mon enfance. Qu’on se représente, avec ces habits, d’affreuses figures et une chevelure crépue et cotonneuse : vraiment il ne pouvait y avoir rien de plus ridicule, et je regrettais de ne pas être peintre, car j’aurais trouvé là le sujet des caricatures les plus grotesques. En dehors des parades et des exercices, les officiers comme les soldats vont dans le costume qu’il leur convient. Les soldats demeurent dans une espèce de caserne, dans la cour de laquelle ont lieu les exercices et s’infligent les punitions ; l’entrée de la caserne est interdite aux Européens de la façon la plus sévère.

Il est facile à la reine de Madagascar d’avoir une armée nombreuse. Il ne lui faut pour cela qu’un ordre de sa voix puissante ; car les soldats ne touchent pas de solde et doivent en outre se nourrir et s’habiller eux-mêmes. Ils fournissent à leur entretien en allant, avec la permission de leurs chefs, faire différents travaux, ou même dans leur pays cultiver leur champ. Mais, pour obtenir de l’officier la permission de s’absenter souvent, il faut que le soldat lui remette une partie de son bénéfice, ou au moins un écu par an. Les officiers ne sont d’ordinaire pas beaucoup plus riches que les soldats ; ils reçoivent, il est vrai, comme les employés civils, une indemnité pour leurs services sur les revenus de la douane ; mais cette indemnité est si faible qu’elle ne leur suffit pas, et qu’ils sont forcés de recourir à d’autres expédients, qui ne sont malheureusement pas toujours des plus honnêtes.

Une toute petite partie des revenus de la douane devrait, selon la loi, revenir aussi au simple soldat. Mais, comme on me le disait, les officiers trouvent probablement la somme qui passe par leurs mains trop insignifiante pour se donner la peine d’en rendre compte à leurs subordonnés, et ils préfèrent la garder pour eux-mêmes, de sorte que le pauvre soldat qui ne trouve pas d’ouvrage ou qui est trop éloigné de son pays pour y aller de temps à autre, court littéralement risque de mourir de faim. Il est obligé de se nourrir de plantes et de racines, et souvent des objets les plus dégoûtants, et il doit s’estimer heureux s’il reçoit de temps en temps une poignée de riz. Quand cela lui arrive, il jette ce riz dans un grand vase rempli d’eau, boit durant le jour cette maigre décoction, et ne se permet que le soir de manger une poignée de grains. En temps de guerre il se dédommage, dès qu’il est sur le territoire ennemi, des privations qu’il a souffertes ; tout alors est pillé et dévasté, les villages sont réduits en cendres, et les habitants tués ou emmenés prisonniers et vendus comme esclaves.

Le 17 mai, un banquet solennel eut lieu dans la maison du premier juge. L’heure indiquée était trois heures, mais on ne vint nous chercher qu’à cinq. Nous nous rendîmes à la maison, qui était située au milieu d’un grand enclos ou d’une cour entourée de palissades. Depuis l’entrée de la cour jusqu’à la porte de la maison, les soldats formaient la haie, et pendant notre passage les musiciens jouèrent l’hymne national. On nous conduisit immédiatement dans la salle à manger, devant la porte de laquelle il y avait deux sentinelles, avec les armes croisées, ce qui n’empêchait cependant personne, ayant envie d’entrer et de sortir, de le faire tranquillement.

La société, composée d’environ trente personnes, était déjà réunie pour recevoir convenablement le principal convive, M. Lambert.

Le premier gouverneur, qui est en même temps commandant de Tamatave, portait un habit noir à l’européenne, et sur la poitrine un large ruban ronge en satin assez semblable à une décoration (chose extraordinaire ! il n’y a pas encore à Madagascar de décorations) ; le second gouverneur était vêtu d’un vieil uniforme européen en velours tout passé, mais richement brodé d’or. Les autres messieurs étaient également tous habillés à l’européenne.

La table était garnie abondamment de viandes de tout genre, de volaille et de gibier, de poissons et d’autres produits de la mer. Je ne crois pas exagérer en disant qu’il y avait plus de quarante plats, grands et petits. La principale pièce était une tête de veau assez grosse, mais tellement décharnée qu’elle ressemblait parfaitement à un crâne de mort et n’avait pas un aspect bien appétissant. Il y avait aussi toute espèce de boissons : des vins français et portugais, des bières anglaises et autres. Après les viandes on servit de petites pâtisseries mal apprêtées, et au dessert des fruits et du vin de Champagne, et ce dernier en telle abondance qu’on le buvait dans de grands verres.

Autant que je pus le remarquer, tous les convives étaient pourvus d’un appétit extraordinaire ; mais en mangeant ils n’oublièrent pas de boire, comme le prouvaient leurs innombrables toasts.

Quand on portait la santé du commandant, du second gouverneur ou d’un prince absent, un des officiers allait toujours devant la porte et criait à pleine gorge aux soldats rangés dans la cour, en l’honneur de qui on buvait.