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La musique commençait alors à jouer et tous les convives se levaient et buvaient.

Le dîner dura quatre heures entières. Ce n’est qu’à neuf heures du soir que l’on sortit de table et que l’on se rendit dans une pièce contiguë où l’on fit de nouveau passer de la bière anglaise. Puis, à ma très-grande surprise, deux officiers supérieurs exécutèrent une espèce de contredanse ; d’autres suivirent leur exemple et dansèrent une polka. Je crus d’abord que c’était le champagne qui leur avait inspiré cette passion de la danse ; mais M. Lambert me détrompa et me dit que ces danses faisaient partie de l’étiquette. Quelque singulier que me parût cet usage, je m’amusai cependant beaucoup des figures grotesques des danseurs, et je fus fâchée de ne pas leur voir continuer ce divertissement.

La fête se termina par un toast porté à la reine avec de l’anisette, et par le chant de l’hymne national. Après le toast royal, il est défendu de rien faire ; car ce serait une profanation envers Sa Majesté, qui, à l’imitation de son défunt époux se fait presque adorer par son peuple comme une divinité.

Nous nous retirâmes alors, mais lorsque je voulus prendre mon parasol qu’à mon arrivée j’avais placé dans un coin de la salle à manger, je m’aperçus qu’il avait disparu ; il avait partagé le sort de ma montre.

Quoique les vols soient punis très-sévèrement et souvent-même de la mort, et qu’on puisse tuer tout voleur qu’on prend sur le fait sans avoir besoin de se justifier devant le tribunal, on vole cependant à Tamatave beaucoup plus que partout ailleurs.

En considérant la malheureuse position des soldats, on conçoit aisément qu’ils soient forcément au nombre des plus grands voleurs.

Si l’officier ou l’employé ne touche qu’une très-faible solde, il touche au moins quelque chose ; d’ailleurs, il est marchand ou propriétaire, il a des esclaves qui travaillent pour lui et il tire même du profit des soldats placés sous ses ordres. Mais le pauvre soldat ne touche d’ordinaire absolument rien, et comme on ne peut pourtant pas exiger qu’il meure de faim, il vole pour vivre.

L’armée malgache est donc, on le voit, comme le gouvernement, les institutions et les mœurs de sa terre natale de bien des siècles en arrière de la civilisation moderne ; c’est le germe brut des armées permanentes.

L’arbre du voyageur (urania speciosa) (voy. p. 331). Dessin de E. de Bérard.


Départ de Tamatave. — Les porteurs. — Les fièvres. — La culture du pays. — Condition du peuple. — Manambotre. — Les mauvais chemins.

Le 19 mai nous nous mîmes enfin en route pour Tananarive, la capitale du pays. Nous étions M. Lambert, M. Marius et moi. M. Marius est natif de France, mais vit depuis vingt ans déjà à Madagascar. Par amitié pour M. Lambert, il avait bien voulu nous accompagner et nous servir à la fois d’interprète et de guide, complaisance qui était pour nous d’un prix inappréciable.

M. Lambert avait acheté des cadeaux pour la reine et sa cour de son propre argent et non pas, comme on le prétendait à Maurice, de celui de la France. Ils se composaient de toilettes complètes et extrêmement belles pour la reine et pour quelques princesses ses parentes ; d’uniformes très-riches, brodés en or, pour le prince Rakoto, et d’objets d’art de toute espèce, entre autres d’horloges à carillon et d’orgues de Barbarie. Ces cadeaux avaient coûté plus de deux cent mille francs à M. Lambert. Pour leur transport à la capitale, on avait commandé plus de quatre cents hommes qui, pour ce travail, ne reçurent que le payement des soldats, c’est-à-dire rien du tout : c’était une corvée. Dans tous les villages le long de la route, le transport avait été annoncé d’avance, et les pauvres porteurs étaient obligés de se trouver à l’heure dite aux stations qui leur avaient été désignées.

Les hommes qui nous portèrent nous-mêmes ainsi que nos bagages et qui étaient au nombre de deux cents, furent payés par M. Lambert. La taxe pour un porteur, de Tamatave à Tananarive (deux cent vingt milles), n’est que d’un écu, et pour ce prix il doit se nourrir lui-même. M. Lambert promit aux porteurs, en dehors de cette somme, une bonne nourriture, ce dont ils manifestèrent leur reconnaissance par une grande allégresse et par des cris de joie.

Le premier jour nous ne fîmes que sept milles et nous passâmes la nuit à Antandroroho, la propriété du fils cadet de Mlle Julie.

Le 20 mai nous naviguâmes toute la journée sur des lacs et des rivières. L’un de ces lacs, le Nosivé, peut avoir environ onze milles de long et cinq milles de large. Le Nossamasay et le Rassaby ne sont pas d’une étendue beaucoup moindre. En approchant d’une petite