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honneurs que s’il eût été un prince de la famille royale, distinction qui jusqu’ici n’avait encore été accordée à personne de la plus haute noblesse de l’empire, ni à plus forte raison à un blanc.

Toutes les fois que notre cortége passait devant un village, toute la population accourait pour voir les étrangers ; beaucoup même se joignaient au cortége, de sorte que celui-ci grossissait toujours comme une avalanche. Les bonnes gens devaient être bien étonnés de voir des blancs traités avec de si grands honneurs. Personne ne pouvait s’expliquer cette distinction, car personne n’avait encore vu pareille chose.

Enfin une nouvelle preuve de l’affection du prince Rakoto attendait M. Lambert dans le village d’Ambatomango. C’était le fils unique du prince, enfant de cinq ans. Empêché, par une indisposition de la reine, de venir lui-même au-devant de M. Lambert jusqu’à Ambatomango, le prince lui avait envoyé son enfant, que M. Lambert avait adopté pendant son premier séjour à Tananarive.

La coutume de l’adoption est fort usitée à Madagascar. Dans la plupart des cas cela se fait pour avoir réellement un enfant ; mais, dans d’autres, c’est une grande marque d’amitié donnée par le père et l’homme qui adopte l’enfant. L’adoption est déclarée au gouvernement, et celui-ci, par un acte écrit, confirme les droits du nouveau père sur l’enfant adopté qui reçoit le nom du père adoptif, passe dans sa famille et obtient les mêmes droits que ses véritables enfants.

Le prince Rakoto, en faisant la connaissance de M. Lambert, l’avait tellement pris en affection, qu’il voulut lui donner la plus grande preuve de son estime et de son amitié en lui offrant son bien le plus cher, son fils unique, M. Lambert l’adopta, mais sans profiter de tous les droits d’un père adoptif ; il donna son nom à l’enfant, mais le laissa chez son véritable père.

Cet enfant n’est pas né prince, car sa mère est esclave. Elle s’appelle Marie, et malgré ce nom elle n’est point chrétienne. On la dit très-intelligente, très-bonne, et ayant beaucoup de caractère. Le prince l’aime éperdument et, pour être à même de la voir toujours auprès de lui, il l’a mariée, pour la forme, à un de ses fidèles.

Le lendemain nous devions entrer à Tananarive. Nous étions d’autant plus pressés que nous avions appris que le sikidy (l’oracle) avait désigné cette journée comme propice pour notre entrée dans cette capitale, et que la reine désirait nous voir profiter de ce moment favorable. Dans tout Madagascar, mais surtout à la cour, on est habitué, pour les affaires les plus importantes comme pour les plus insignifiantes, à consulter les augures. Cela se fait de la manière suivante, qui est extrêmement simple. On mêle une certaine quantité de fèves et de cailloux ensemble et, d’après les figures qu’elles forment, les personnes versées dans l’art augural prédisent une bonne ou une mauvaise fortune. Il y a, à la cour seule, plus de douze aruspices jurés que la reine consulte pour la moindre bagatelle. Elle respecte les sentences du sikidy, au point de renoncer pour beaucoup de choses à sa propre volonté, et de se rendre en cela l’esclave la plus soumise dans un pays qu’elle gouverne d’ailleurs si despotiquement. Veut-elle, par exemple, faire une excursion, il faut d’abord interroger les présages pour savoir et le jour et l’heure du départ. Elle ne mettra pas de robe, ne mangera d’aucun mets sans avoir consulté le sikidy. Même pour l’eau qu’elle boit, le sikidy doit indiquer à quelle source il faut l’aller chercher.

Il y a peu d’années encore, on consultait le sikidy à la naissance d’un enfant pour savoir s’il était venu au monde dans un moment favorable. Quand la réponse était négative, on plaçait le pauvre enfant au milieu d’un des chemins suivis par les grands troupeaux de bœufs. Si les bêtes passaient avec circonspection près de l’enfant sans le blesser, le charme fatal était rompu et l’enfant rapporté en triomphe à la maison paternelle. Il n’y avait naturellement que peu d’enfants assez heureux pour sortir sains et saufs de cette dangereuse épreuve. La plupart y perdaient la vie. Les parents qui ne voulaient pas soumettre leurs enfants à cette épreuve se contentaient de les exposer, surtout quand c’étaient des filles, sans plus s’en inquiéter. La reine a défendu l’épreuve aussi bien que l’exposition ; c’est peut-être la seule loi philanthropique qu’elle ait décrétée en sa vie.

Tous les voyageurs qui veulent aller à la capitale doivent en demander d’abord la permission à la reine, et attendre à une journée au moins de distance la décision du sikidy, qui fixe le jour et l’heure ou ils peuvent faire leur entrée. Il faut observer rigoureusement le jour et l’heure indiqués, et si dans l’intervalle le voyageur tombait subitement malade et se trouvait dans l’impossibilité d’arriver aux portes de la ville au moment prescrit, il faudrait adresser un nouveau message à la reine et attendre une seconde décision du sikidy, ce qui fait perdre aux intéressés plusieurs jours, et souvent plusieurs semaines.

Nous fûmes à cet égard très-heureux. Le sikidy eut l’amabilité de ne pas nous faire attendre un seul jour et de désigner justement comme propice celui auquel, d’après nos dispositions prises d’avance, nous pouvions arriver dans la capitale. Je suis portée à croire que, dans cette circonstance, la curiosité de la reine influença en quelque sorte sur la décision de l’oracle. La bonne dame devait être impatiente de se voir en possession des trésors que M. Lambert lui apportait.

Aux abords de la capitale, notre voyage devint une marche triomphale. En tête marchait le corps de la musique militaire, suivi de beaucoup d’officiers, dont plusieurs d’un rang très-élevé. Puis nous venions entourés des fidèles du prince ; le chœur des chanteuses, les soldats et le peuple fermaient la marche. De même que la veille, jeunes et vieux se pressaient autour de nous dans les villages par lesquels nous passions. Tout le monde voulut voir les étrangers attendus depuis longtemps, et beaucoup se joignirent au cortége et nous accompagnèrent plusieurs milles.

La route traversait toujours le beau plateau d’Émirne.