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Quel charmant aspect présenterait cette superbe contrée si elle était plus peuplée et bien cultivée ! On y voit, il est vrai, infiniment plus de champs et de villages que dans les autres districts que nous avions traversés, mais ni la population ni la culture n’y sont en rapport avec la fertilité du sol. Ce qui donne un charme tout particulier à ce plateau, ce sont les nombreuses collines qui s’y croisent de tous côtés sans se relier les unes avec les autres. L’eau non plus ne manque pas, et si on ne rencontre pas de grand fleuve, ou y trouve cependant une quantité innombrable de petites rivières et de petits étangs.

Il y a environ, quarante ans tout le plateau d’Émirne était encore couvert de bois ; mais aujourd’hui, dans un rayon de près de trente milles anglais, il est tellement dépouillé d’arbres qu’il n’y a que les riches qui se servent de bois comme combustible. Les pauvres ont recours à une espèce d’herbe de savane, dont les collines et les plaines sont abondamment couvertes, et qui produit une flamme très-forte mais naturellement de peu de durée. Heureusement ces gens n’ont besoin de feu que pour préparer leur repas. Ils peuvent se passer de chauffage, bien que dans les mois d’hiver le thermomètre descende jusqu’à trois ou quatre degrés, quelquefois même jusqu’à un degré Réaumur. Les maisons ont des murs d’argile assez épais et sont couvertes d’une herbe longue et serrée, de sorte que, malgré le froid du dehors, il fait toujours assez chaud dans l’intérieur.

Nous aperçûmes de loin Tananarive, la capitale du pays, située presque au milieu du plateau sur une des plus belles collines, et nous arrivâmes de bonne heure dans l’après-midi aux faubourgs qui entourent de toutes parts la ville proprement dite.

Ces faubourgs étaient originairement des villages séparés qui, en s’agrandissant, ont fini par s’agglomérer. La plupart des maisons sont en terre ou en argile, tandis que celles qui se trouvent dans l’enceinte même de la ville doivent être construites en planches, on du moins en bambou. Je les trouvai généralement plus grandes et plus spacieuses que celles des villages, et aussi beaucoup plus propres et en meilleur état. Les toits sont très-droits et très-hauts, et ornés à leurs extrémités de longues perches.

Les maisons, au lieu d’être alignées, sont placées par groupes, au pied ou sur les pentes de la colline. Le palais de la reine se trouve sur la cime la plus élevée. Les faubourgs par lesquels nous arrivâmes me parurent, à ma grande surprise, très-proprement tenus, et non-seulement les rues et les places, mais aussi les cours des maisons.

Ce qui me surprit encore plus que cette propreté, ce fut un grand nombre de paratonnerres. Presque toutes les grandes maisons en étaient pourvues. Ils ont été introduits par M. Laborde, un Français qui vit déjà depuis de longues années à Tananarive, et dont M. Marius me raconta, chemin faisant, la vie aventureuse.

Il n’y a peut-être pas, à ce qu’on me dit, d’endroit où les orages soient plus terribles et où la foudre tombe plus souvent qu’à Tananarive. Tous les ans près de trois cents personnes y sont foudroyées, et l’année dernière le nombre en monta jusqu’à quatre cents. Dans une maison le même coup de foudre tua dix personnes. Ces violents orages ont lieu du milieu de mars à la fin d’avril.

Il était quatre heures du soir quand nous arrivâmes chez M. Laborde, ami intime de M. Lambert et grand protecteur de tout Européen qui arrive à Tananarive. Sa maison devait être la nôtre pendant notre séjour dans la capitale.

Notre aimable hôte nous présenta aussitôt à deux Européens, les seuls, outre lui, qui demeurassent à Tananarive. C’étaient deux ecclésiastiques, hôtes de M. Laborde, l’un depuis deux ans et l’autre depuis sept mois. Le moment ne leur paraissant pas opportun pour se présenter comme missionnaires, ils cachaient cette qualité avec le plus grand soin. Il n’y avait que le prince et nous autres Européens qui fussions dans le secret. L’un passait pour un médecin, et l’autre pour le précepteur du fils de M. Laborde, revenu depuis deux ans de Paris, où son père l’avait envoyé faire son éducation.

Un superbe banquet nous réunit bientôt après autour d’une table dressée et servie à l’européenne, avec cette particularité que toutes les assiettes et tous les plats étaient en argent massif ; les verres même étaient remplacés par des coupes d’argent. On était au champagne et on commençait à porter des toasts quand un esclave vint nous annoncer l’arrivée du prince Rakoto. Levés aussitôt de table, nous n’eûmes pas le temps d’aller au-devant de lui. Dans son impatience de voir M. Lambert, il était venu sur les pas de l’esclave. Ces deux hommes se tinrent longtemps embrassés, et aucun d’eux ne put trouver un mot pour exprimer sa joie. On voyait qu’ils éprouvaient réellement l’un pour l’autre une profonde amitié. Nous tous qui assistions à ce touchant spectacle, nous ne pûmes nous défendre d’une vive émotion. Le prince Rakoto, ou pour l’appeler de son nom entier, Rakotond-Radama, est un jeune homme de vingt-sept ans. Je ne lui trouvai, contre mon attente, rien de désagréable. Sa taille est courte et ramassée. Sa figure et son teint ne répondent à aucune des quatre races qui habitent Madagascar. Il a tout à fait le type des Grecs de Moldavie. Ses cheveux noirs sont crépus mais non cotonneux, ses yeux foncés sont pleins de feu et de vie ; il a la bouche bien faite et les dents belles. Ses traits expriment une bonté si candide qu’on se sent de suite attiré vers lui. Il s’habille souvent à l’européenne.

Ce prince est également aimé et estimé des grands et des petits, et, au dire de MM. Lambert et Laborde, il mérite entièrement cette estime et cet amour. Autant la reine sa mère est cruelle, autant le fils est bon ; autant elle aime à verser le sang, autant il en a une horreur invincible. Aussi tous les efforts du prince tendent-ils à empêcher le plus possible les exécutions sanglantes et à adoucir les châtiments rigoureux que la reine inflige à ses sujets. À toute heure il est prêt à écouter les malheureux et à leur venir en aide ; il a défendu à ses esclaves de la manière la plus sévère de renvoyer qui que ce fût, sous prétexte qu’il dormait ou qu’il prenait son repas. Les gens qui le servent viennent souvent au milieu