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gais venant de Santa-Cruz, j’avais placé tous mes flacons pour la photographie, bien assujettis avec de la paille ; j’y avais joint ceux contenant mes provisions de beurre et d’huile ; il ne s’agissait que de ne pas se tromper. Dans un compartiment à portée de ma main droite, j’avais placé mes albums de papier à emballage, mes crayons, mon canif et mes lunettes ; dans un autre, les outils pour disséquer et empailler, de l’argent en grosse monnaie de cuivre, ma poudre, mon plomb et mes capsules ; et, comme je jouissais d’une caisse à savon, j’y plaçai mes provisions de bouche et ma calebasse pour puiser de l’eau. Au milieu de cette caisse le fromage de Hollande jouait le principal rôle ; à côté le chocolat bien enfermé dans ses enveloppes de papier, des citrons et des biscuits.

Je pouvais rester assis quand cela me convenait ; mes jambes avaient ainsi que mes pieds la jouissance d’être presque toujours dans l’eau ; le canot avait besoin d’être calfaté ; mais dans ce pays voisin de l’équateur ce n’était qu’un détail. Je pouvais mettre sous mes pieds au besoin un objet élevé ; ce n’était pas la peine de s’occuper de si peu de chose.

Les rameurs avaient arrangé une place sur l’avant, où ils se tenaient ; le garde était sur la natte. Polycarpe, à l’arrière, s’était fait un lit de branches de palmier.

Ainsi donc j’étais sur l’eau, à la merci de mes guides. C’était assez imprudent ; ils pouvaient maintenant disposer de moi à leur guise. S’il m’arrivait malheur, je devais m’en prendre à moi seul. Au Pará on m’avait conseillé ce voyage, mais je dois dire que personne à Manáos n’avait fait de même ; bien au contraire ; et si, par suite de mes goûts de solitude, j’ai fait de légères critiques sur des habitudes qui n’étaient pas les miennes, je n’ai pas oublié la bienveillance dont plusieurs personnes m’ont donné des preuves, en s’opposant presque à ce départ, dont l’issue leur paraissait douteuse.

Ces personnes me disaient que rien n’est moins certain que les promesses des Indiens : je le savais. Elles me faisaient craindre d’être abandonné là où le retour serait impossible ; je l’ai éprouvé plus tard. M. le chef de police avait été assez bon pour me donner des lettres pour le cas où je reviendrais dans des lieux habités. Le bon M. O***** me fit un itinéraire jusqu’à une certaine limite. Je devais, de Manáos sur le rio Negro, rentrer dans les eaux de l’Amazone, et plus loin franchir l’embouchure du rio Madeira et remonter jusqu’à un endroit nommé Canoma ; le reste devenait incertain. Je voulais voir des Indiens à l’état de nature ; il fallait remonter tant que je le pourrais. J’allais bien cette fois à l’inconnu.

Pendant les premières heures, un seul rameur travailla ; l’autre cuvait sa cachassa au fond du canot. Le garde avait quitté sa chemise et faisait la lessive ; le soleil était chaud. Il avait pris son shako. Polycarpe tenait la barre et dormait.

Je songeai alors à mettre en pratique un petit système d’intimidation. Après avoir nettoyé scrupuleusement un certain petit instrument inconnu des Indiens, j’y plaçai quatre capsules, et avec la plus grande délicatesse, sans avoir l’air d’y toucher, je fis éclater les quatre amorces presque instantanément. Mes hommes, auxquels je n’avais pas l’air de songer, ne cachèrent pas leur étonnement ; les pagaies cessèrent de fonctionner, le garde enfonça son shako, l’ivrogne et Polycarpe s’éveillèrent. Je recommençai ma manœuvre ; mais cette fois je dévissai promptement, avec un des bras de mon moule à balles, les quatre canons, et j’y glissai quatre balles qui parurent sortir de la poche de mon pantalon, quoiqu’elles fussent effectivement dans un sac que je n’avais pas montré, et pour cause ; j’avais préféré leur faire croire que j’en avais toujours sur moi une provision.

Pendant cette seconde opération, les Indiens, si peu démonstratifs qu’on ne les voit jamais rire ni pleurer, les Indiens, sur la figure desquels on ne peut voir aucune expression bonne ou mauvaise, faisaient, dans la personne des miens, une exception remarquable à la règle : ils avaient tout à fait cessé de ramer, de laver et de dormir pour voir jusqu’au bout ce que j’allais faire de cet instrument, qui, par sa petitesse, ne paraissait pas devoir être autre chose qu’un joujou. Polycarpe avait déjà dû leur dire ce qu’il pensait de moi. Je raconterai plus tard comment j’ai appris les services qu’il me rendait et ce que je pouvais en espérer pour ma sécurité.

J’avais, en me plaçant dans une situation dangereuse, le besoin d’inspirer, sinon l’affection (cela se trouve quelquefois chez les nègres, jamais chez les Indiens), du moins la crainte. Je fis retirer du canot une énorme planche épaisse de deux pouces, qui servait à supporter la plus grosse de mes caisses et à lui éviter le contact de l’eau dont nous étions déjà incommodés. Cette planche fixée le long du bord, je commençai mes expériences par la percer d’outre en outre avec mes quatre balles. Ce jeu ne parut pas plaire à mes compagnons ; cependant, comme il s’agissait de leur donner une excellente opinion de mon adresse, je ne le cessai qu’après avoir fait un très-gros trou à cette planche en bois de fer. J’avais une toute petite chaînette en acier ; je l’ajustai à l’objet inconnu et me la passai au cou, ainsi qu’on le fait d’une chaîne de montre. Celle-ci était plus longue et descendait jusqu’à l’une des poches de mon pantalon. Puis, toutes mes précautions prises, des balles placées également dans mon autre poche pour mon fusil, je donnai gracieusement un verre de cachassa à mes camarades. Le verre bu et remis en place, je prononçai d’une voix formidable : Vamos ! et les pagaies fendirent les eaux de l’Amazone : nous venions de quitter le rio Negro.


Une tempête sur l’Amazone. — Les œufs de tortue. — Chasse au jaguar. — Repas dans une île.

Cinq heures du soir. — Nous voici en pleine tempête sur l’Amazone. Nous venons d’être forcés de chercher un abri au milieu d’un amas d’arbres brisés. On entend un très-grand bruit dans le fleuve ; je ne sais si c’est un effet de courants contraires qui se heurtent. Mes hommes essayent de raccommoder une voile, qui a été déchirée après avoir failli être emportée. Nous sommes percés à jour par la pluie ; le tonnerre semble être sur