Page:Le Tour du monde - 04.djvu/8

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que se trouvent la douane et la poste. Sur les trottoirs étaient assises les plus belles négresses que j’aie jamais vues ; elles sont tellement grandes qu’on les prendrait pour une race de géants. Ce qui me les gâtait un peu, c’est que plusieurs d’entre elles vendaient du gras-double qu’elles tripotaient sans cesse. De la rue Direita on entre dans la fameuse rue d’Ouvidor, qui me rappela notre rue Vivienne. Toute la ville semble s’y donner rendez-vous ; c’est là que les dames viennent montrer leur toilette. Mais ce n’était pas encore le moment d’étudier les mœurs du Brésil. Avant tout il fallait songer à me loger. Je savais que le moins qu’il m’en coûterait serait vingt francs par jour. J’étais résigné.

Arrivé à l’hôtel, j’y trouvai avec plaisir un repas passable, mais hélas ! la seule chambre dont l’on pouvait disposer en ma faveur n’avait pour fenêtre qu’un petit jour de souffrance. Il me fallait donc me contenter d’une espèce de cachot pour me reposer d’un mois de fatigue. Au Brésil, manquer d’air, c’est subir le supplice des plombs de Venise, c’est pire que d’avoir à endurer le calme plat sous la ligne. Vers minuit, pour échapper à la chaleur de mon matelas, je m’avisai de me coucher sur un canapé en jonc ; mais là, je me sentis bientôt attaqué par des ennemis inconnus. J’avais déjà eu à me débattre avec les moustiques, qui eussent bien suffi pour me tenir éveillé. Cette fois, c’était bien autre chose, et ces nouveaux assaillants devaient être assez gros. Je voulus savoir à qui j’avais affaire. La bougie allumée, une foule d’individus à antennes longues d’un pouce, rapides comme des étoiles filantes, disparurent comme par enchantement ; si bien que mes recherches les plus minutieuses n’amenèrent aucun résultat. Mais à peine ma lumière fut-elle éteinte que le siége recommença de plus belle. Pour le coup, j’allumai bien doucement ma bougie, et, me précipitant sous le lit, j’écrasai sans pitié un des fuyards. Quelle fut mon horreur ? c’était un cancrelas de la plus grosse espèce, un vrai cancrelas[1] ! le plus affreux de mes souvenirs de voyage ! Un bâtiment de guerre dans lequel j’avais vécu plus d’une année, avait apporté du Sénégal quelques individus de cette espèce, qui s’étaient multipliés de telle sorte que le navire en avait été infesté. Bien des années s’étaient écoulées depuis, et cependant chaque fois que ce souvenir s’était présenté à mon esprit, un frisson m’avait parcouru tout le corps ; et voilà qu’à Rio revenaient ces épreuves de frissonnante mémoire ! Le cancrelas allait de nouveau décolorer mon existence. Le plus simple me parut être de passer la nuit sur une chaise. J’attendis le jour dans cette triste position, après avoir illuminé mon appartement avec toutes les matières inflammables qui étaient à ma disposition.

Maison de campagne, près de Rio-de-Janeiro.

Le lendemain de notre arrivée, j’allai faire une visite à M. Taunay, consul de France ; il eut la bonté de me donner une lettre d’introduction pour le majordome du palais, M. Paul Barboza, que j’allai voir à Saint-Christophe, à une lieue de Rio. M. P. Barboza fut fort gracieux pour moi et me promit de me présenter à Sa Majesté l’empereur du Brésil, auprès duquel j’avais de précieuses recommandations. Mais il fallait attendre quelques jours, Sa Majesté habitant encore Pétropolis,

  1. Blatta insignis (orthoptère).