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ma mémoire est fidèle, et je réponds de l’exactitude de tout ce que je rapporte.

À un relais, entre Kazan et Perm, le chef d’un village tatar vint au-devant de nous ; sa politesse, ses offres de service étaient un prétexte, et le but de sa démarche était la curiosité. Il y avait une certaine noblesse dans les traits et dans l’expression de ce vieillard ; son costume se composait d’un vaste manteau qu’il drapait autour de son corps ; sur la tête, il portait un turban fort artistement plissé. Auprès de lui se tenait une femme qu’il me présenta comme étant la sienne ; cette femme avait le visage découvert, mais la tête, les bras, la taille et même les mains étaient recouverts d’un voile immense aux plis capricieux Pourquoi laissait-elle voir ce visage qui imitait à s’y méprendre la plus détestable peinture ? Les joues étaient couvertes de blanc et de rouge, les sourcils étaient peints en noir d’ébène, et on n’avait pas ménagé la couleur, je vous assure ! Ce masque, cet être grotesque produisait le plus singulier effet avec son élégant costume oriental. Je tâchai de garder mon sérieux, et je liai conversation avec ces indigènes. Je voulais connaître les particularités de ce pays étrange, et je me mis a questionner le chef du village.

« Combien de femmes avez-vous ? lui dis-je.

-Pas beaucoup, me répondit-il : je n’en ai que quatre, pas plus.

— Pourquoi ne sont-elles pas toutes avec vous ?

— Je cache à tous les yeux celles qui sont laides et vieilles. Celle-ci, ajouta-t-il en jetant un regard satisfait sur son affreuse moitié, est jeune, elle a trente-deux ans : c’est encore présentable. »

Ce dernier mot fut prononcé avec l’accent du bonheur modeste.

« Combien avez-vous d’enfants ?

— Hélas ! à mon grand regret, je n’ai que quatre fils, mais j’ai neuf filles. »

En parlant des neuf filles, sa voix était devenue lamentable, et il poussait des soupirs.

« Mais ne vous plaignez pas, c’est une fortune, et vous trouverez sans doute des maris très-riches, si vos filles sont belles, comme j’ai lieu de le supposer.

— Oui, mais en attendant les maris, il faut manger, et peut-être ne serai-je jamais indemnisé de mes dépenses. »


Perm. — Les monts Ourals. — Ekaterinenbourg.

Perm, baigîxée par le fleuve de la Kama, est, bien que capitale d’un gouvernement, une ville de chétive apparence, et peu peuplée. Ce n’était qu’un pauvre village il y a cinquante ans, mais depuis 1781 le gouvernement russe en a fait un chef-lieu. Alors la ville s’est agrandie, s’est améliorée, et elle sert aujourd’hui d’avant-poste à la chaîne des-monts Ourals. Dans ces défilés grandioses, la terre renferme des mines précieuses pour l’industrie. Aussi, voit-on çà et là de jolis villages qui possèdent des centaines de maisons neuves, confortables et parfaitement bien bâties. Les villages, ou mieux les bourgs, s’appellent zavody (établissement), et ils sont peuplés par les ouvriers mineurs. Quelques-uns de ces villages appartiennent à la couronne, d’autres sont la propriété des seigneurs russes.

Sur toute l’étendue de la chaîne des monts Ouraliens, on rencontre des mines en exploitation ; celles de fer et de cuivre sont les plus nombreuses. On y trouve aussi une quantité de pierres précieuses et de métaux fins.

Une très-belle route conduit de Perm à Ekaterinenbourg ; elle coupe transversalement dans toute leur épaisseur les forêts et les rochers de la chaîne de l’Oural, dont toutes les eaux se dirigent vers l’ouest, et vont se jeter les unes dans l’océan Glacial, les autres dans la mer Kaspienne.

Ekaterinenbourg, fondée en 1723 sur l’Isset, a déjà une population considérable. La ville possède le principal hôtel de la monnaie de l’empire russe, et la direction générale des mines : ces deux édifices sont d’une beauté remarquable. En outre, il y a de grandes fabriques où l’on travaille les minéraux et les pierres fines.

On peut se procurer à Ekaterinenbourg des pierres précieuses, montées ou non montées, à des prix très-modiques. Les tentations ne manquent pas en ce pays ; mais, hélas ! j’étais comme cet Arabe du désert qui, mourant de faim et de soif, rencontre sur son chemin un sac plein de perles ; alors il s’écrie : « Ce ne sont que des perles ! » J’ai bien jeté un regard de convoitise sur ces charmants objets, mais j’ai vite détourné la tête.

Les neiges nous permettaient de continuer notre voyage en traîneau, et nous espérions bien conserver jusqu’à Tobolsk ce genre de locomotion, mais en arrivant à Ekaterinenbourg, les routes étaient couvertes d’une boue si humide et si grasse, que les chevaux ne pouvaient plus avancer. Nous fûmes donc obligées de nous arrêter dans une auberge, et pendant ce temps-là le conducteur de l’escorte se mit en quête d’un moyen de transport pour assurer le reste de notre voyage. Bientôt il revint, et nous annonça que nous devions renoncer aux traîneaux et les remplacer par des voitures.

L’état de nos finances ajoutait à toutes les difficultés ; un excédant de dépense nous effrayait fort, car nous ignorions si on pourrait nous envoyer de l’argent ; le peu qui nous restait était donc bien précieux. On nous proposa une bonne berline, mais nous dûmes refuser et prendre une pauvre perekladna, c’est-à-dire une charrette de poste.

Nos excellents traîneaux, si bien rembourrés, si commodes, devinrent, en échange de quelques roubles, la propriété de l’aubergiste : quelle aubaine pour lui ! aussi, donna-t-il un pourboire au postillon.

Il n’y a pas de mots dans les langues connues pour exprimer le supplice d’un long voyage en perekladna — la Russie devrait réserver cela pour les grands criminels ! Qu’on se figure une longue boîte plus haute par devant que par derrière, ayant une planche en guise de banquette et point de ressorts ; les secousses sont tellement violentes, qu’il est de toute impossibilité de trouver son aplomb : à chaque cahot, et ils sont presque continuels, on saute bon gré, mal gré ; ces évolutions féroces finissent à la longue par vous arracher de vraies larmes. Nous