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étions rompues, meurtries, contusionnées comme si nous eussions subi le supplice du knout.

À une petite lieue d’Ekaterinenbourg, la route était recouverte d’une neige épaisse. Je témoignai mon étonnement au cocher, qui me répondit avec un grand flegme : « Mais d’ici à Tobolsk, vous trouverez de la neige partout : regardez les plaines qui sont devant vous, elles sont toutes blanches ; aussi, ajouta-t-il, on était bien étonné, au dernier relais, de vous voir en perekladna. » Le mal était irréparable ; nous ne pouvions pas poursuivre l’aubergiste qui avait abusé de notre ignorance ; la seule manière de voyager dans ce pays, est de se défier de tout le monde.

Mais nous allions bientôt trouver un adoucissement à notre déplorable situation, et au plus prochain relais l’administration de la poste nous fit offrir des traîneaux appartenant à la couronne ; certes ils n’étaient pas confortables comme les nôtres, mais ils valaient toujours mieux que les affreuses perekladna ; d’ailleurs, nous n’avions pas le droit d’être difficiles, il fallait prendre notre mal en patience, et à chaque halte transporter nos bagages d’un traîneau à l’autre, et c’était nous qui prenions toute cette peine, car nous n’avions ni domestique ni femme de chambre ; nous étions gauches, malhabiles, étrangères à ces soins grossiers, mais la nécessité commandait en maître. Le reste de notre voyage se passa dans de meilleures conditions : les traîneaux étaient supportables, et nous n’étions plus forcées d’en changer à chaque étape.


Tobolsk.

Notre voyage dura un mois ; parties le 11 mars, nous étions à notre destination le 11 avril 1839. Tobolsk est la capitale de la Sibérie occidentale. Quoiqu’on sentît déjà la douce chaleur du printemps, le sol était encore couvert de neige, et les montagnes déversaient des torrents d’eau neigeuse.

Après les formalités officielles, nous prîmes gîte dans une auberge (Gastinnitza) destinée aux voyageurs. J’éprouvai un moment de vif plaisir en me voyant dans une chambre convenable et qui allait m’appartenir. Je pourrais enfin disposer de mon temps, reprendre des occupations suivies, et, au-dessus de tout cela, je ne serais plus aux ordres d’un postillon hargneux, je n’entendrais plus le son aigre et monotone des grelots du traîneau, je serais presque libre, presque heureuse, enfin j’aurais le repos ou plutôt la liberté de la pensée.

Hélas ! dans l’étonnement de pouvoir goûter un peu de calme et de bien-être, j’avais oublié qu’il faudrait bientôt repartir, et, comme au pauvre Juif errant, on nous disait : « Marche, marche ! » C’était notre fatale devise. Le terme, le but de notre exil, qui pouvait en prévoir la fin ? On nous fit séjourner à Tobolsk parce que les éléments nous accordaient leur sinistre protection ! Les rivières débordaient et les torrents envahissaient toute la contrée avec des mugissements affreux ! Il était donc impossible de se mettre en route. Il fallut attendre le moment où les fleuves commençaient à se retirer

Dès que je fus installée dans ma nouvelle demeure, je cherchai à me faire des occupations ; j’avais emporté quelques livres permis ; je pensais qu’ils me seraient d’une très-grande ressource, mais la Providence me réservait des consolations inespérées, et je rencontrai à Tobolsk plusieurs de mes compatriotes, venus la de la Posnanie, de la Wolhynie, de Wilna, etc. Ils nous avaient devancées dans l’exil depuis une semaine ; le même malheur nous frappait, la même foi politique, le même amour de la patrie nous unissait. Cette communion suprême de sentiments et de pensées faisait de nous une même famille, et nous sentîmes un si grand bonheur en nous serrant la main qu’il nous sembla que notre courage serait au-dessus de toutes les épreuves qui nous étaient réservées.

La vie d’auberge qui nous avait paru supportable par comparaison ne tarda pas à nous déplaire, et toute la petite colonie polonaise décida de louer une maison pour y former une sorte de phalanstère. La neige fondait à l’approche du printemps, et les rues commençaient à être praticables, ce que nous souhaitions fort, car jusque-là il nous avait été impossible de sortir ; mais nous habitions la ville basse, dont les rues ne sont pas pavées ; des poutres l’une contre l’autre suppléent au pavage, et cela rend la circulation très-difficile dans les mauvais temps. Enfin, nous pûmes faire quelques promenades et voir des personnes qui nous avaient été recommandées.

Tobolsk est située sur la rive droite de l’Irtisch ; ses maisons sont pour la plupart construites en bois, elles n’ont aucune peinture à l’extérieur, ce qui donne à toute la ville un aspect assez sombre ; les églises, et elles sont, je crois, au nombre de dix, sont toutes bâties en pierres. Si on distingue quelques grands hôtels construits en briques, ils appartiennent à l’État ou à des négociants riches.

L’hôtel de ville est d’une architecture remarquable. On montre aussi, comme une des curiosités de Tobolsk, une maison élevée par les prisonniers suédois, déportés en cette ville après la célèbre victoire de Poltava.

Je ne dois pas oublier de mentionner l’évêché, qui, par son admirable position, domine toute la ville ; il est placé sur un monticule dont il couronne le sommet, et il fait partie de ce qu’on appelle la ville haute.

La ville basse s’étend sur une grande plaine échancrée par le cours sinueux de l’Irtisch ; elle repose sur les bords du fleuve, ce qui rend les habitations charmantes en été, mais tristes et humides en hiver ; le terrain n’est point accidenté, il présente une ligne droite d’un aspect monotone. Il y a une telle uniformité dans l’alignement des rues qu’on s’égare facilement quand on est étranger à la ville.


Les exilés.

Dans une de nos promenades, en compagnie de mes compatriotes, nous allâmes faire une visite à Séverin Krzyzanowski, qui était retenu chez lui par une paralysie des jambes. Un des nôtres nous devança pour annoncer notre venue au colonel que nous trouvâmes assis dans