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de construction incomparables. Les fruits et les légumes de toute espèce y abondent, et le gibier y est en profusion. Enfin, le grand lac à lui seul est une source de richesse pour une nation entière ; il est si rempli de poissons qu’à l’époque des eaux basses on les écrase sous les embarcations ; le jeu des avirons est souvent gêné par leur nombre, et les pêches qu’y viennent faire tous les ans une foule d’entrepreneurs cochinchinois sont littéralement des pêches miraculeuses.

La rivière de Battambâng ne fourmille pas moins d’êtres animés, et j’y ai vu prendre jusqu’à deux mille individus de diverses espèces d’un coup de filet.

Il ne faut pas omettre non plus les nombreuses cultures qui feraient la richesse d’une nation, et qui réussiraient ici au delà des meilleures espérances. Avant toute autre, et celle qui aurait le plus de chance de succès, sous le double rapport de sa culture et de son placement, ce serait, comme je l’ai déjà dit, celle du coton ; nous rangerons immédiatement après le caféier, le mûrier, le muscadier, le giroflier, l’indigo, le gingembre et le tabac ; toutes ces plantes, sur ce sol négligé, donnent déjà des produits reconnus d’une qualité supérieure. À l’heure qu’il est, on y plante suffisamment de coton pour en fournir toute la basse Cochinchine et en exporter même en Chine. La récolte de la seule petite île de Ko-Sutim, située dans le Mékong, s’élève à la charge de cent navires pour la part fournie par les planteurs fermiers du roi de Cambodge. Que ne ferait-on pas, si ces colonies appartenaient à un pays comme l’Angleterre, par exemple, gouvernées comme le sont les colonies de cette grande nation ?

Battambâng et Korat sont renommés pour leur langoutis de soie aux couleurs vives et variées, et dont la teinture est tirée des arbres du pays, comme la matière première est récoltée et tissée sur place.

Un coup d’œil sur la carte du Cambodge (voy. p. 220) suffit pour faire voir qu’il communique avec la mer par les nombreuses embouchures du Mé-Kong et les innombrables canaux de la basse Cochinchine, qui lui était autrefois soumise ; avec le Laos et la Chine par le grand fleuve[1].

Toutes ces choses établies, de quel côté est venu le peuple primitif de ce pays ?

Est-ce de l’Inde, ce berceau de la civilisation, ou de la Chine ?

La langue du Cambodgien actuel ne diffère pas de celle du Cambodgien d’autrefois ou Khmerdom, comme on désigne dans le pays le peuple qui vit retiré au pied des montagnes et sur les plateaux ; et cette langue diffère trop de celle du céleste empire pour qu’on puisse s’arrêter à la dernière supposition.

On ne peut pas même admettre que le même flot qui porta une population à la Chine se soit étendu jusqu’ici. Mais que ce peuple primitif soit venu du nord ou de l’occident, par mer en suivant les côtes et en remontant les fleuves, ou par terre en descendant ces derniers, il semble qu’il y a dû avoir, bien avant notre ère, d’autres courants successifs, et entre autres ceux qui ont introduit, dans le grand royaume de Khmer, le bouddhisme, et qui y ont continué avec succès la propagande civilisatrice. Il semblerait qu’ensuite un nouveau courant aurait amené un peuple barbare, comme dans ces derniers siècles sont venus les Siamois, lequel aurait refoulé bien avant dans l’intérieur les premiers occupants, et se serait acharné sur la plupart de leurs monuments.

En tous cas, nous croyons que l’on peut sans exagération évaluer à plus de deux mille ans l’âge des plus vieux édifices d’Ongkor la grande, et à peu près à deux mille, celui des plus récents.

L’état de vétusté et de dégradation de plusieurs d’entre eux ferait plutôt supposer plus que moins, si, pour le plus grand nombre, qui paraissent être des temples, mais qui n’en étaient peut-être pas, on était conduit à les supposer un peu postérieurs à l’époque de la séparation qui s’opéra dans les grands cultes de l’Inde, plusieurs siècles avant notre ère, et qui força à l’expatriation des milliers, des millions peut-être d’individus.

Tout ce que l’on peut dire du peuple actuel de la plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui montre encore un certain goût pour les arts dans les ornements de sculpture dont il orne les barques des riches et des puis-

  1. Au moment de mettre sous presse, le courrier de Saïgon nous apporte les nouvelles suivantes, datées de septembre 1863, et qui, confirmant la justesse de vue de feu Henri Mouhot, réalisent une partie de ses prévisions et de ses espérances :

    « … L’amiral la Grandière, qui n’a cessé de montrer, depuis sa prise de possession du gouvernement de la Cochinchine, une activité qui s’étend sur tous les intérêts, vient de se rendre auprès du roi de Cambodge. Nous avions-déjà quelques rapports avec ce souverain, ennemi déclaré de Tu-Duc, mais qui, tout en applaudissant aux échecs que nous infligions à celui-ci, paraissait éprouver pour nous plus d’effroi que de sympathie. Il s’agissait de dissiper cette méfiance et de lui prouver que nous sommes venus en Asie, non pour nous imposer par la violence, mais pour établir entre ces contrées lointaines et l’Occident des relations avantageuses aux uns et aux autres.

    « Le voyage de l’amiral a amené le plus beau résultat que nous pussions souhaiter : un traité qui nous donne le protectorat du royaume de Cambodge. En vertu de ce traité, nous sommes dès maintenant en possession du droit de commercer dans cette vaste et riche contrée. Nous sommes autorisés à y exploiter gratuitement les immenses forêts, si c’est pour le service du gouvernement français, et, moyennant une redevance insignifiante, si c’est pour le commerce privé. Nous instituons à Oudong un résident français. Ces fonctions sont confiées à un de nos compatriotes les plus au courant des mœurs de ces pays, un chirurgien de marine, qui exercera une double influence et par l’application de sa science chirurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circonstance qu’il est bon de rappeler, c’est que le Cambodge est la seule contrée de l’extrême Orient où le christianisme ait toujours été toléré. L’évêque de ce vaste diocèse, Mgr Miche, assure qu’il n’a jamais eu à se plaindre de la conduite des mandarins, chefs de canton.

    « Le roi, moins réservé pour le représentant de la France que S. M. Tu-Duc, a reçu plusieurs fois l’amiral et s’est entretenu à diverses reprises avec lui en termes qui témoigneraient de plus de sincérité que nous n’en rencontrons chez son voisin.

    « Ce souverain est installé et logé d’une manière qui rappelle assez exactement celle des grands rois nègres. Il n’a pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans, offre le type de la race jaune, avec une expression de vive intelligence.

    « Le groupe de maisons qui composent sa résidence, je n’ose dire son palais, est bâti sur pilotis, usage général dans le Cambodge. Le toit est couvert en paille, sauf quelques annexes couvertes d’ardoises, par un luxe royal ici. Ce monarque a plus de femmes que d’années ; il n’en a pas moins de quarante, mais il n’a qu’un petit nombre d’enfants.

    « La polygamie, dont le prince n’est pas le seul à user, est une