Page:Le Tour du monde - 11.djvu/143

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la Porte est très-occupée à se substituer directement au naïb Mohammed dans cette suzeraineté, et à faire acte d’autorité aux Habab. Dernièrement, sur un prétexte absurde, le cheikh des Habab avait été enfermé dans la mauvaise batterie qui sert de prison d’État à Massaoua. Connaissant à fond son Kaïmakan, Pertew-Effendi, fripon cynique, comme presque tous ses confrères, il fit réunir, par ses partisans, quelques centaines de talaris et les offrit au gouverneur, qui venait justement de donner le titre de cheikh à un cousin du prisonnier. Naturellement, celui-ci sortit de prison, où son cousin le remplaça. Je l’y ai vu : il n’avait pas l’air trop malheureux, et on m’assurait que, dès qu’il aurait réuni cinq à six cents talaris pour assouvir l’appétit du satrape, ce serait à son tour d’être élargi, au tour de son cousin de passer à la casemate. Honnête jeu de bascule !

Les Mensa se disent venus des bords de la mer, et descendants des Européens (peut être des Adulitains), parents de la tribu Azo, l’une des Chohos. Si cette origine est vraie, ils ont oublié jusqu’à leur langue, car ils ne parlent que le tigré : leur type correct et presque classique ne dément pas trop l’origine qu’ils s’attribuent. Ils comptent deux sous-tribus : Beit Ibrahé, dont le village s’appelle Gheled (bouclier) ou Mensa inférieur, et Beit Echakan, cantonné à Hamham ou Mensa supérieur. Le premier fut attaqué, en 1850, par Hassan, naïb d’Arkiko, et le kantiba Théodoros fut emmené prisonnier à Massaoua où il resta plusieurs mois, et où tout fut mis en œuvre, mais sans succès, pour le faire passer à l’islamisme. Il ne sortit qu’en payant une sorte de rançon et en laissant son petit-fils en otage.

La plaine de Cheb, où je m’engageai en sortant du torrent, est un désert de 40 kilomètres de traversée, plat, nu, avec quelques plaques de sol cultivable, utilisé par les Mensa ou par des fractions de tribus nomades du nord. J’ai toujours été très-frappé de voir avec quelle activité ces Nubiens, qui passent pour indolents et stupides, ont tiré parti des rares portions de terre arable que la nature a laissées à leur portée. On aurait tort de croire, comme je l’avais fait d’abord, ainsi que d’autres voyageurs peu familiarisés avec l’Afrique, que le nomade se refuse aux travaux pénibles des champs ; il ne marchande point avec la fatigue là où les circonstances l’exigent, comme au Sennâr où il obtient de puissantes récoltes de sésame et de coton, dans des terrains où certes le spéculateur n’irait pas les chercher. Je ne puis donc trop mettre le public honnête en garde contre les faiseurs de projets que la fièvre du coton, a depuis deux ans fait pulluler en Égypte et même plus près de nous. La plantureuse Abyssinie n’a qu’un rapport de voisinage géographique avec le steppe pelé des nomades nubiens : et celui qui, du fond de son cabinet, s’extasie sur l’indolence de ces barbares, possesseurs d’un sol aussi vaste que l’Espagne, dont ils ne retirent pas le produit d’un demi-département français ; — celui-là, s’il base sur cette idée préconçue quelque grand projet de colonisation agricole en Nubie, joue fort légèrement sa fortune, les capitaux de ses actionnaires, la vie de ses engagés, et quelque peu de l’honneur de sa nation. Je me résume en ceci : du moment qu’il est bien établi que tout arpent de terrain exploitable, dans la Nubie orientale, a un propriétaire (homme ou tribu) qui ne peut s’en passer, je ne crois ni prudent ni légitime, de chercher à obtenir du gouvernement, qui règne au Caire, une autorisation qui ne serait qu’une spoliation déguisée. Ce ne serait pas prudent, car le nomade ne se laissera pas dépouiller sans des luttes où le colon à tout à perdre ; ce ne serait pas légitime, car enfin, il ne s’agit pas ici, comme on l’a allégué, de livrer à l’agriculture un sol inutilisé par un peuple paresseux.

M. de Courval, qui visita les Mensa, en 1857, et qui fut très-bien reçu par eux, en parle fort avantageusement. D’autres voyageurs m’en ont parlé différemment : mais, tout bien pesé, le mal le plus sérieux, qu’on ait eu à me dire de ces braves montagnards, c’est qu’ils sont désagréables à l’étranger par leur curiosité importune. Soyons bien juste, et supposons qu’un Mensa, en belle chama blanche des jours de fête, armé de sa longue lance et portant dans ses cheveux tressés la longue aiguille en bois (dont il est aussi fier que vous l’êtes, madame, qui me lisez, de vos immenses boucles d’oreille) : supposons, dis-je, que cet honnête Africain débarque demain, je ne dis pas à Concarneau ou à Montmorillon, mais à Paris, dans ce Paris qui a fêté les Aztèques et Tom-Pouce, et essayez de compter les quolibets qui pleuvront autour de lui. Au risque de passer pour un optimiste renforcé, j’avoue que je n’ai jamais pris en mauvaise part la curiosité dont j’ai été l’objet, parmi les noirs ou les rouges, tant qu’elle est restée dans les bornes d’un empressement enfantin, sans arrière-pensée malveillante ou cupide. J’ai eu mes moments d’humeur tout comme un autre, mais en général, j’ai trouvé quelque profit et un véritable amusement à écouter les menus propos échangés autour de moi, ou les naïves interpellations de mes hôtes.

« Quel est le nom de ton maître ? demandait-on à mon kavas Ahmed.

— Son nom ne vous fait rien. C’est le seigneur consul.

— Consul ? Qu’est-ce cela ? Est-ce autant qu’un choum (petit chef de canton) ?

— Que le diable brûle vos choums ! Un consul, c’est quelque chose comme un dedjaz (un duc ou gouverneur général). Le négus l’a reçu, à Debra-Tabor, au bruit du canon. »

Puis on inspectait ma personne, mon costume : tout était matière à remarques ingénues. Je portais quelquefois, le matin, un gilet de tricot bleu, m’en servant comme de vareuse quand le vent était un peu frais : ce vêtement était le grand mystère pour les indigènes. L’un des plus connaisseurs me demandait « si c’était de la soie ? »

« Non, c’est du poil de mouton (de la laine).

— Étrange ! » Et l’homme s’en allait en grommelant : « Décidément, ce Franc-là me croit trop bête ! A-t-on jamais vu des moutons bleus ? »

Un autre jour, un paquet de petites clefs excitait l’at-