Page:Le Tour du monde - 11.djvu/144

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tention de mes questionneurs : après force conjectures, l’un d’eux, d’un air capable, montra qu’elles étaient forées, et me les rendit en disant :

« Je connais ça : ce sont des pistolets de poche. Est-ce chargé ? Les Francs inventent des choses étonnantes. Quel dommage qu’ils soient turcs !

— Turcs vous-mêmes !

— Vous êtes donc chrétien ?

— Parbleu !

— Montrez votre mateb (cordon de soie bleue qui est comme l’insigne maçonnique des chrétiens abyssins). Vous n’avez pas de mateb ? Vous voyez bien que vous ne pouvez pas être chrétien. »

Un souvenir en amène un autre. Je demande pardon à mes lecteurs, une fois pour toutes, du décousu de mes récits : mais je suppose qu’à leurs yeux comme aux miens, trop de fidélité à l’ordre géographique amène une sorte de tension qui n’a de charmes pour personne.

Amba. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

À la bataille d’Abou Qalembo, en 1837, un bataillon de réguliers égyptiens mit la crosse en l’air devant la cavalerie du fameux dedjaz Konfou, et n’en fut pas moins passé par le couteau jusqu’au dernier homme. Les pauvres fantassins subirent leur sort avec une résignation toute musulmane. Mais quand vint le tour du sakol agaci, l’adjudant chef de bataillon (c’était l’aimable et spirituel d’Arnaud, aujourd’hui d’Arnaud-bey, si connu pour ses magnifiques découvertes au Nil-Blanc en 1840), notre compatriote se défendit avec tant de rage, de jurements et de bourrades distribuées à la ronde, que le doute vint aux Abyssins. L’un d’eux, homme grave et grisonnant, se penchant sur le patient lui dit d’un air interrogateur : « Kristian ?

— Oui, chrétien ! s’écria en français et en jurant comme un païen le brave officier qui se cramponna avec fureur à cette planche de salut : chrétien ! chrétien !

Mariam ?

— Jésus, Marie, je ne connais que ça : kyrie eleison. Bon, je suis au bout de mon latin : mais je suis chrétien, mille millions de tonnerres !

— Lâchez cet homme, dit gravement le chef abyssin. Il confesse sa foi avec une ardeur qui nous fait honte, à nous autres chrétiens tièdes que nous sommes. »

Et d’Arnaud en fut quitte pour un an de captivité.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)