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infatigable population. Les jeunes filles de dix à quinze ans chargent sur leurs épaules, chaque matin, une outre de cette eau, la portent à pied à la ville et rentrent chez elles vers les neuf heures du matin ; elles font donc douze kilomètres pour gagner une piastre (vingt centimes au plus). Cette existence pénible n’altère ni leur beauté, ni leur santé, ni leur bonne humeur. Je les ai cent fois rencontrées se rendant par groupes à la ville, par groupes joyeux, rieurs et babillards, figures charmantes et bizarres à demi cachées par de petites tresses de cheveux noirs qui leur pendent en désordre sur le front.

Monkoullo est dominé par plusieurs collines qui supportent de petits plateaux argileux, d’où la vue s’étend au levant, jusqu’à la mer Rouge. Deux longues bandes rayent la surface bleue de cette mer : l’une, la plus longue, moitié jaune et moitié verte, est l’île Taoualhout ; l’autre, d’un blanc vif, c’est Massaoua : le blanc figure les habitations en pierre qui, vues de loin, masquent entièrement les pauvres huttes des prolétaires massaouanis ; le jaune représente le sol de formation madréporique ; le vert enfin, ce sont les bois de palétuviers chora (avicennia tomentosa) qui couvrent la plus grande partie de la plage.

On peut appeler Monkoullo les Batignolles de Massaoua. Les bourgeois de la ville, que leurs affaires clouent au bazar pendant tout le jour, ont leur vrai domicile à Monkoullo : ils y retournent chaque soir pour en repartir tous les matins une heure avant le lever du soleil. Toutes les fois que je me promenais de ce côté, j’étais sûr de rencontrer des escouades de Massaouanis à figure jaune et anguleuse, à front bombé, avec leur long caftan d’une blancheur immaculée, le turban enveloppant une petite calotte à broderies multicolores, et le mouchoir bariolé (fouta) sur l’épaule. À cette ennuyeuse promenade de tous les jours, ils trouvent une grande économie, car le séjour de l’île est fort cher, et la seule dépense que leur occasionne ce déplacement est le prix du bac qui n’a rien de bien ruineux pour ces braves commerçants : il est de cinq paras (trois centimes) par tête.

Il y a à Monkoullo une maison de capucins où j’eus le bonheur de trouver le vénérable évêque des pays Gallas, Mgr Massaja dont on n’avait reçu en Europe aucune nouvelle depuis deux ans, et qui avait pour moi le caractère particulier d’un revenant d’outre-tombe. Mgr Massaja avait fondé, au prix de dangers sans nombre, plusieurs missions dans le royaume de Kaffa et les petits États voisins : puis à la suite d’une exigence bizarre du roi de ce pays presque légendaire, il avait dû en sortir et se réfugier dans les territoires de Djimma et Gouderou, où il eût vécu sans tracasseries aucunes s’il n’avait eu affaire aux Djibberti. On nomme ainsi les marchands musulmans d’Abyssinie qui, désireux de fermer aux Européens la connaissance des riches contrées dont ils monopolisent l’ivoire, la poudre d’or et les cafés, représentèrent aux indigènes que l’évêque franc ne pouvait être qu’un espion du négus. Or, en ce moment, les Gallas vivaient sous la menace d’une invasion de Théodore II, et Mgr Massaja fut deux ou trois fois arrêté, dépouillé et emprisonné. J’avais été chargé officiellement de faire tout ce que je pourrais pour le délivrer : je n’avais même pu, dans l’état précaire des relations de l’Abyssinie avec les Gallas, savoir s’il était encore vivant, quand le 18 août 1863, en rentrant d’une de mes excursions journalières, je reçus un billet dont la suscription en italien me frappa vivement. Il était de Mgr Massaja, qui avait traversé, me disait-il, ne voyageant que la nuit, tout le centre de l’empire, déchiré par la guerre civile ; il avait été arrêté par un chef cantonal au bord du Takazzé, à un jour et demi de ma résidence de Devra-Tabor, et on allait le mener chez le négus. Il m’informait de ces faits en me demandant quelques menus objets de première nécessité que je m’empressai de lui envoyer avec mes meilleurs souhaits. Je ne le retrouvai qu’à Monkoullo, où j’appris de lui-même la suite de ses aventures. Il avait vu le négus à son camp de Derek-Oauze, et en avait été très-bien reçu. Son titre d’évêque, sa haute réputation de vertu, ses cheveux blancs, étaient trois choses qui ne pouvaient manquer de produire sur Théodore une impression sérieuse. « Je voudrais vous garder ici, mon père, avait dit l’autocrate ; mais je suis surveillé par l’abouna (le chef de l’église nationale) qui vous jalouse, et je ne puis que vous inviter, dans l’intérêt de votre repos et du mien, à vous rendre à Massaoua, d’où vous m’écrirez vos idées sur mon gouvernement ; vous savez si je serai heureux de suivre vos conseils. » Le rusé négus était-il ce jour-là, en veine d’expression sincère ? ou bien voulait-il se faire, d’un homme aussi justement honoré que Mgr Massaja, un avocat près de l’opinion religieuse en Europe ? C’est la une question que je ne me charge pas de résoudre.


XVI

Départ de Monkoullo. — Les chora. — Massaoua : structure géologique. — Citerne. — Nom et origine de Massaoua. — Saba. — Les Banians. — La liberté des cultes menacée par les chiens de M. Delmonte. — Les missions à Massaoua. — Un capucin duelliste.

Je quittai Monkoullo de bon matin et me dirigeai sur la place de Gherar, d’où un canot me porta en trois minutes à l’île de Massaoua. Je n’avais trouvé sur ma route d’autre végétation que des mimosas, des euphorbes nains, et les palétuviers chora qui couvrent la grève.

Ces bois de chora, vus à quelques pas, font l’effet le plus charmant et le plus trompeur : épais, d’un vert doux à l’œil, plongeant dans la mer leurs tiges assez grêles, et mirant dans l’eau leurs belles feuilles semblables aux lauriers, ces curieux palétuviers attirent le promeneur à l’heure ou le soleil déjà brûlant fait songer à chercher l’ombre et à reposer sur un feuillage d’une nuance caressante un regard fatigué par le jaune sale et dur des rochers déchiquetés du rivage. J’y ai été pris une fois, et j’ai pénétré à travers le fouillis des choras jusqu’à une sorte de cabinet de verdure que j’ai