Page:Le Tour du monde - 11.djvu/180

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le cérémonial pompeux de l’arrivée me parut cacher un mystère que je me promis d’éclaircir. À présent que je restais seul à Sarayacu, j’allais avoir toute facilité d’étudier les natures qui m’entouraient et de voir clair au fond des choses.

Le premier soin du prieur, en rentrant au couvent, avait été de visiter les chambres de ses hôtes, afin de juger des dégâts commis et des réparations à faire. Le laboratoire du tachydermiste en particulier, attira ses regards et fournit ample matière aux digressions des religieux qui l’accompagnaient dans cette visite domiciliaire. J’entendis donner l’ordre de gratter le sol de la chambre, de raboter la table, d’échauder le fauteuil, de passer les murs à la chaux et de brûler du styrax-benjoin sur une pelle. Ce travail entrepris aussitôt, ne s’acheva pas sans que je ne saisisse au vol quelques lambeaux de phrases qui, en les ajustant bout à bout, me parurent constituer une philippique assez virulente contre mes anciens compagnons.

Au dîner ce fut pis encore. Le nom du Chef de la Commission française étant revenu par hasard dans la conversation, je vis le révérend prieur faire la moue et prononcer assez haut pour être entendu, les mots pequeñez et mesquindad que les moines répétèrent instantanément comme deux échos. Ces substantifs dont je ne pouvais comprendre l’application, bien que j’y tâchasse sérieusement, le nez penché sur mon assiette, me faisaient l’effet de ces inscriptions frustes dont on cherche le sens sous la forme altérée des lettres. Mais j’avais beau éplucher, ressasser les actions passées de nos compagnons, relever un à un les divers épisodes de leur séjour à la Mission, je n’y trouvais aucune relation avec les mots petitesse et mesquinerie qu’avait murmurés le prieur.

Porte-croix de Sarayacu.

Au sortir de table, Fray Hilario, le plus rustique des deux moines, un Italien de quarante-cinq ans, natif du val de Domo-Dossola, qui, par esprit de mortification, ou par goût de l’horticulture, bêchait le jardin du matin au soir, Fray Hilario me demanda en souriant si le départ de mes compatriotes avait laissé dans mon âme un grand vide. Comme le brave homme savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les liens d’affection qui nous avaient unis, je ne vis dans la question qu’il n’adressait qu’une banalité nuancée d’ironie et je me contentai d’y répondre par un hochement de tête, qui pouvait sous-entendre une foule de choses, mais qui n’en précisait aucune. Cette façon discrète d’exprimer ma pensée, plut apparemment à mon interlocuteur, car il m’accompagna jusqu’à la porte de ma cellule où il manifesta tout à coup le désir d’entrer sous prétexte de voir à quels travaux je me livrais. Si je dis prétexte, c’est que le bon moine m’ayant toujours paru aussi indifférent aux choses de l’esprit, de l’art ou de la science qu’il se montrait passionné pour la culture des aulx et des oignons, l’intérêt subit qu’il témoignait pour mes travaux ne pouvait être qu’une façon adroite de se ménager un tête à tête avec moi et de débarrasser son cœur d’un secret quelconque. Je ne m’étais pas trompé dans mes conjectures. À peine avait-il commencé à feuilleter un de mes albums qu’il me dit à brûle-pourpoint :


« Avez-vous remarqué au dîner que notre père Plaza n’était pas dans son assiette ordinaire ?

— Oui, fis-je ; et que peut-il avoir ?

— Eh ! caspita, il a, qu’il est mécontent de la façon dont s’est conduit votre compatriote, le comte de la Blanche-Épine. L’accueil que nous avons fait à ces personnages et l’hospitalité grandiose qu’il a reçue à Sarayacu méritaient, ce me semble, une libéralité de sa part. Croyez-vous qu’une centaine de piastres que nous eût laissées ce seigneur en quittant le couvent, l’eussent fort appauvri ? »

Tout en me mordant les lèvres jusqu’au sang pour réprimer certain sourire dont se fût scandalisé Fray Hilario, j’approuvai sa motion par un signe de tête, ce que voyant, il reprit avec une verve d’autant plus impétueuse qu’elle avait été longtemps comprimée.

« Certes ! nous étions loin de supposer qu’un comte, un homme comme il faut, pût agir de la sorte ! quelle petitesse, quelle mesquinerie ! pas un réal d’argent pour les besoins de la communauté ; pas même un centado de cuivre à nos pauvres miteros qui, pendant quinze jours, ont battu les bois pour lui procurer des oiseaux. Val-