Page:Le Tour du monde - 11.djvu/218

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propre national, j’avais déploré ma défaite, mais j’avais été peu sensible à la perte de mon pari.

L’ennui que j’éprouvai n’était donc plus causé par le désir d’arriver au Para, mais par le besoin de partir de Sarayacu, et comme ce besoin allait augmentant, |e me résolus à le satisfaire. Un soir, à l’issue du souper, je déclarai aux religieux mon intention de les quitter avant la fin de la semaine. On était alors au mardi. En disant que cette détermination parut contrarier mes hôtes, je craindrais d’être taxé de fatuité. Néanmoins tous se réunirent pour la combattre et le vénérable prieur tenta de me prouver que le bonheur n’existait qu’à Sarayacu et que c’était folie d’aller le chercher ailleurs ; comme mon opinion à cet égard différait essentiellement de la sienne, je gardai le silence pour ne pas le contrarier. Le souper fini et les grâces dites, chacun regagna sa cellule. Au bout d’un instant, le révérend Plaza venait me trouver dans la mienne.

« Pablo, me dit-il, j’ai pensé qu’avant de nous dire adieu pour toujours, tu ne refuserais pas de me rendre un service, dût-il reculer ton départ de quelques jours encore.

— Vous avez eu raison de penser cela, Padre mio. De quoi s’agit-il ?

— Demain, à ton lever passe au réfectoire et tu sauras ce que j’attends de toi. »

Le lendemain en entrant dans le triclinium, j’aperçus étendues à terre ou appuyées contre le mur, plusieurs statues de saints en plâtre colorié, de grandeurs diverses et diversement mutilées. Saint Michel avait perdu son bras gauche et son bouclier, le nez et les oreilles manquaient à saint Joseph, les deux mains à sainte Catherine ; les autres saints étaient à l’avenant, Pendant que je méditais sur ces ruines, le révérend Plaza, que je n’avais pas entendu venir, posa sa main sur mon épaule.

« Que dis-tu de nos pauvres saints ? me demanda-t-il.

— Qu’ils sont en triste état, répliquai-je.

— C’est ce bribon de majordome qui les a cassés en les nettoyant. Le malheureux, quand il a trop bu, n’en fait jamais d’autres. Comme nous ne pouvons exposer ces saints ainsi mutilés à la vue des fidèles, je voulais te prier de les réparer avant ton départ.

— Réparer ces saints ! mais, cher padre, je ne suis ni sculpteur, ni mouleur statuaire, pour mener à bien un pareil travail !

— Bah ! vous autres Français, vous êtes adroits comme des singes et vous réussissez à tout ce que vous entreprenez. Essaye seulement.

— Encore pour essayer faudrait-il du plâtre, et je n’en vois pas à Sarayacu !

— J’en ferai venir de Cosiabatay. J’ai là une carrière de gypse en état d’approvisionner la république entière du Pérou. Quand veux-tu que j’y envoie une pirogue ?

— Envoyez alors de suite, si c’est possible. Mais il me vient une idée ; Cosiabatay n’est qu’à treize lieues de Sarayacu ; si j’allais chercher ce plâtre moi-même ?

— Ou si nous allions le chercher ensemble, dit une voix derrière nous. Je me retournai et j’aperçus Fray Antonio.

— Cela tombe d’autant mieux, ajouta-t-il, que je devais envoyer ces jours-ci à Bepuano ou à Cosiabatay faire provision de plâtre pour la maisonnette que je me construis à Tierra Blanca. »

Ce voyage à deux fut résolu séance tenante. Pendant qu’on espalmait la pirogue qui devait nous conduire, mon compagnon et moi nous déjeunions solidement en prévision des jeûnes à venir. Deux heures après, étendus côte à côte sous le pamacari d’une embarcation à cinq rames, nous descendions rapidement vers l’Ucayali.

Je saluai par un élan joyeux la majestueuse rivière que depuis quatre mois je n’avais pas revue, mais après laquelle je soupirais sans cesse, comme l’Hébreux captif après le Jourdain. Une brise du large ridait en ce moment sa surface et mes poumons l’aspirèrent avec délices. Décidément, pensai-je, cet air de liberté vaut mieux à la santé que celui qu’on respire à Sarayacu entre les quatre murs d’une cellule.

Un voyage à contre-courant sur les grandes rivières de cette Amérique est loin d’avoir les charmes que le lecteur pourrait lui supposer. D’abord on navigue très-lentement et la lenteur dans la locomotion est un véritable supplice ; ensuite pour ménager les forces des rameurs et refouler plus facilement le courant, au lieu de prendre le large on rase la berge où la résistance de ce courant est moindre. Sur une rivière d’Europe, ce mode de navigation ne serait pas sans charmes ; mais ici il y a l’inconvénient d’attirer à vos trousses tous les moustiques du rivage que l’embarcation réveille en froissant les buissons où ils sont posés. Troublés dans leur repos, les odieux insectes s’élèvent en tourbillonnant, puis fondent sur vous la trompe en arrêt et vous criblent de blessures empoisonnées.

Inutile de dire que cette description faite sur le vif retrace mot à mot ce qui nous arriva dans la traversée de Sarayacu à Cosiabatay. La robe et le cordon du P. Antonio sur lesquels j’avais compté pour adjurer et conjurer les hideux vampires, n’eurent aucun pouvoir sur eux.

À la nuit tombante, nous atterrîmes à l’angle d’une plage ou nos rameurs allumèrent du feu. Nous soupâmes de tortue bouillie et de racines, dont le pilote s’était muni par ordre ; et, grâce aux moustiquaires que nous avions eu soin d’emporter, nous dormîmes comme des justes. Au point du jour nous nous mettions en route et le soir, à quatre heures, nous longions la dernière pointe qui cachait l’embouchure du rio de Cosiabatay.

Au débouquement de cette pointe, nous aperçûmes sur un îlot de sable et de roseaux, rapproché de la rive gauche, un objet de forme bizarre, dont la silhouette se découpait en vigueur sur l’azur lumineux du ciel. Assez intrigué par cette apparition, que le P. Antonio disait être un tronc d’arbre capricieusement entaillé, je fis ramer vers l’îlot que nous atteignîmes au bout d’un