Page:Le Tour du monde - 11.djvu/226

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balais étaient des pinceaux formés de brins d’herbes. De mon côté, je n’étais pas resté oisif. Tandis que les veuves fabriquaient couleurs et pinceaux, j’avais arrêté ma composition et tracé mon esquisse à l’aide d’un tison éteint, pris au foyer de la cuisine. Une guirlande d’épis de blé et de grappes de raisin, destinés à symboliser le pain et le vin, la chair et le sang, cette nourriture réelle et mystique de l’homme et du chrétien, formait la bordure de mon tapis. Aux angles, s’étalaient les armes de la République, comme un mémento relatif à l’obéissance que tout sujet doit à César. Une grande ellipse dont la ligne disparaissait sous des fleurs, des fruits et des papillons, occupait le champ du tapis et retenait captifs quatre oiseaux de farouche mine, postés aux quatre vents du ciel. Ces oiseaux, l’œil irrité, le bec ouvert, les serres contractées, semblaient se disputer avec acharnement une orange de la grosseur d’un cantaloup, formant le point central de la composition. Dans cette orange, j’avais écrit le mot Ecclesia, et chaque oiseau portait au cou dans un cartouche, le nom d’un des grands hérétiques dont les schismes ont bouleversé l’Église.

Chaque veuve munie de sa terrine et de ses pinceaux, vint s’accroupir devant la partie du tapis qu’elle devait peindre. L’une eut pour tâche de passer au violet les grappes de raisin, l’autre de badigeonner d’ocre jaune les épis de blé, celle-ci de remplir les émaux des écus d’armes, celle-là de teinter le corps des oiseaux. La distribution du blanc et du noir, de la lumière et de l’ombre, était faite par moi. Dès qu’une de mes aides avait terminé sa besogne, je m’emparais de la partie ébauchée par elle, j’en arrêtais nettement les contours, puis au moyen de noir de fumée et de plâtre liquide, je lui donnais avec les ombres et les clairs, le relief nécessaire. La hampe d’un drapeau qui me servait d’appui-main dans ce travail, me servait aussi de bâton de commandement pour rappeler à l’ordre mes loquaces élèves.

Le remplissage de ce mirifique tapis me prit une semaine qui me parut durer un mois ; mais je fus dédommagé de l’ennui que m’avait causé cette œuvre sans équivalent dans mes souvenirs, par le concert d’éloges qui retentit autour de moi. Mes oiseaux en particulier obtinrent un succès d’enthousiasme parmi les néophytes. Hommes, femmes, enfants, équarquillant leurs yeux, se demandaient avec admiration quel était le pays assez favorisé du ciel pour posséder de pareilles bêtes à plumes.

Je laissai les deux sexes de Sarayacu chanter à l’envi mes louanges, et je repris mes travaux d’emballage interrompus depuis neuf jours. Quand j’eus fini, j’allai trouver le révérend prieur et lui annonçant mon départ immédiat, je le priai de me donner un canot et deux hommes pour me conduire jusqu’à Nauta.

Tu mérites mieux que cela, me dit-il très-obligeamment ; ton tapis de l’hérésie est une merveille, et pour reconnaître le plaisir qu’il m’a fait, je veux que tu descendes la rivière comme un grand personnage et non comme un churupaco. Je te donnerai donc une pirogue à huit rameurs avec un pilote interprète. Tu emporteras des provisions de toutes sortes, auxquelles je joindrai du tafia pour tes hommes, et trois carottes de tabac pour tes cigarettes. En outre, je te remettrai un assortiment de frioleras, couteaux, ciseaux, hameçons, fausses perles qui te serviront à acheter aux infidèles de l’Ucayali, des munitions de bouche, quand les tiennes seront épuisées. — Es-tu satisfait, Pablito ?

— Comment donc, padre mio, mais je suis ravi, enchanté !

— Tant mieux alors que tu sois enchanté ; cela m’enhardit à te demander un petit service que j’éloignais sans cesse, mais que ton départ précipité ne me permet plus d’ajourner… »

À un geste plus expressif que poli qui m’échappa, le révérend répondit par le plus aimable de ses sourires.

« J’ai une sœur qui habite Riobamba, continua-t-il. L’excellente femme de quatre ans plus jeune que moi, me fit promettre lors de notre dernière entrevue en 1828, de lui envoyer mon portrait. Jusqu’à ce jour je n’ai pu tenir ma promesse, et ma pauvre sœur a dû croire que je ne songeais plus à elle ; mais je l’ai si peu oubliée, que je compte sur toi, Pablito, pour faire ce portrait qu’elle attend depuis si longtemps et qui la rendra bien heureuse. »

J’allais répondre au révérend Plaza, que n’ayant sous la main ni toile, ni couleurs, il m’était impossible de faire son portrait, dût sa respectable sœur en être marrie, lorsqu’il me prévint en ajoutant :

« Ce n’est pas un grand portrait que j’exige de toi ; un petit suffira. Une miniaturita, par exemple. Sais-tu ce que je veux dire ? »

Je le savais si bien que je priai le digne vieillard de se préparer à me donner le lendemain une première séance.

Rentré dans ma cellule, je me demandai en déclouant la caisse où j’avais renfermé couleurs et papiers, si j’étais destiné à renouveler à Sarayacu les douze travaux d’Hercule. Pareil honneur m’agréait d’autant moins, que le P. Antonio, seul compagnon avec qui j’eusse échangé quelques idées, était parti pour sa mission de Tierra Blanca à notre retour de Cosiabatay et qu’en son absence, l’oisiveté d’esprit à laquelle me condamnait l’achèvement de mes travaux, me rendait plus pesant encore l’ennui que j’éprouvais à Sarayacu.

Tout en faisant ces réflexions, je furetais dans mes cartons pour y trouver du papier convenable. Un carré de Bristol que j’y découvris, me parut pouvoir suppléer jusqu’à un certain point à l’ivoire qui me manquait pour ma miniature. Je collai mon papier par les angles, je lavai mes meilleurs pinceaux, garnis ma palette, et le lendemain venu, j’attendis mon modèle.

À onze heures il entrait chez moi, vêtu d’une robe neuve et la barbe faite avec soin. Je le fis asseoir près de la fenêtre et l’engageai à rester immobile. Dix minutes n’étaient pas écoulées, qu’il avait fermé les yeux et ron-

    se servent. Ces mêmes végétaux sont employés par les femmes de Sarayacu.