Page:Le Tour du monde - 11.djvu/248

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moi qui m’y trouvais ou de lui qui m’y recevait. La première sensation que je reçus en entrant fut celle d’une odeur pénétrante de victuailles, lait aigri et gras de mouton, qui me monta à la gorge et me fit tousser. Ces braves gens méritent bien le nom de Tartares puants que leur donnent les Chinois ! L’intérieur de la tente était élégant, quoique sale ; un épais tapis de feutre couvrait le sol ; au milieu, sur le foyer, était un trépied en bronze supportant un chaudron de cuivre en forme de cloche, où bouillait la soupe au thé ; plusieurs urnes en terre cuite, rangées dans un coin, contenaient du lait, du beurre et de l’eau ; des vases en cuivre pleins de farine, des briques de thé et de millet décoraient l’autre côté ; enfin à la charpente de la tente étaient clouées des cornes de boucs, de cerfs, d’antilopes auxquelles étaient suspendus, dans un pêle-mêle incroyable, des boîtes à bijoux, des tapis de feutre, des pièces d’étoffe de soie, des blagues et des bourses brodées, des quartiers de viande saignante de bœuf et de mouton, des vessies pleines de beurre, des fromages de brebis, et de vieilles armes rouillées, arcs, flèches, lances, fusils à mèche. L’ameublement était plus complet que celui des Mongols vulgaires ; on y sentait la recherche du confortable et le goût de la superfluité : il y avait un canapé garni aux deux bouts d’oreillers en crin, et recouvert d’un drap rouge brodé en soie ; des incrustations de nacre, des plaques de cuivre ciselé, et surtout la forme de cet étrange meuble, qui avait l’air d’un bateau, en auraient fait un objet du plus haut prix pour un amateur de bric-à-brac. On ne voit pas de ces meubles en Chine, et les Mongols étant actuellement trop peu industrieux pour en fabriquer de semblables, qui peut deviner l’origine de celui-ci, qui paraissait fort antique ? Il y avait aussi une armoire avec des pieds sculptés, soigneusement fermée, mais formant étagère, sur laquelle étaient exposées les mille bagatelles de la toilette féminine, et deux petites tables carrées servant d’autel pour les dieux domestiques, c’est-à-dire supportant une statuette du Bouddha en bois doré, entourée des livres sacrés reliés en soie jaune, et de neuf calices en cuivre pour faire les offrandes. Les lits manquaient : on se contente de coucher sur le feutre épais de la tente, avec un oreiller en paille sous la tête. Mon attention, absorbée par la contemplation de cet ameublement bizarre, fut détournée alors par l’entrée de deux jeunes femmes en grande toilette, qui étaient sans doute les filles de mon hôte. Elles portaient des gilets en velours vert et rouge, par-dessus une longue robe de soie violette tombant jusqu’aux pieds, qui étaient chaussés de bottines en cuir pourpre ornées de verroteries : leur costume était, du reste, analogue à celui de leur père, sinon que leurs longs et beaux cheveux noirs étaient divisés en une multitude de petites tresses entremêlées de rubans et de grains de corail. Cependant, je commençais à être embarrassée de l’attitude qu’il me fallait garder ; la tente se remplissait de monde ; l’air raréfié devenait suffocant, et après avoir fait le geste de tremper mes lèvres dans la tasse de thé épais et gras qu’on me présenta, je prononçai de nouveau avec solennité le mot mendou, et je sortis accompagnée des salutations de tous ces braves gens. La nouvelle de ma visite s’étant répandue, la porte de la tente était encombrée de curieux, entre autres d’enfants des deux sexes fort peu vêtus, car ils n’avaient d’autres vêtements que la boue rougeâtre où ils s’étaient roulés dans la mare voisine. Je regagnai rapidement notre campement ; j’y voyais les voitures

Village bouleversé par un tremblement de terre sur les rives du Baïkal (voy. p. 255). — Dessin de Riou d’après l’album de Mme de Bourboulon.