Page:Le Tour du monde - 11.djvu/249

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déjà attelées, et je craignais qu’on ne fût inquiet de moi, nul n’étant prévenu de ma promenade matinale.

« En quittant Iro, on monte par des pentes douces sur un plateau élevé qui sépare le bassin de la Toula de celui de la Salenga. Une vaste forêt de pins séculaires aussi droits et aussi haut que les colonnes d’un temple y forme un ombrage impénétrable. L’aspect en est lugubre ! Au milieu d’une demi-obscurité, on entend le sifflement du vent qui, arrêté par le feuillage épais, pousse des gémissements plaintifs ; partout on voit la trace du feu qui a servi à abattre ces géants du règne végétal ; d’immenses souches brûlées et noircies par la fumée apparaissent çà et là dans les clairières, semblables à des cadavres décomposés ; les arbres abattus tournent vers le ciel leurs racines qu’on prendrait pour de grands bras décharnés qui supplient ; nos voitures, forcées de faire des détours perpétuels, éprouvent à chaque instant des secousses affreuses ; enfin, l’air lourd et surchargé de vapeur y dégage une odeur balsamique telle que nous avons tous mal à la tête.

Vue du lac Baïkal (voy. p. 255). — Dessin de Sabatier d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Il nous faut deux heures pour franchir cette forêt qui a vingt-sept verstes de large ; mais en la quittant, nous sommes récompensés par le magnifique panorama qui vient frapper nos yeux. C’est la grande rivière Selenga qui roule ses flots verts parmi des paillettes de mica et de marbre blanc. Une multitude d’îles plantées de bouleaux, de chênes et de saules, des ruisseaux torrentueux descendant en cascades parmi les rochers de la forêt où nous sommes, une autre rivière enfin qui vient mêler son cours à celui de la Selenga au milieu des monticules de sables amoncelés à leur confluent, décorent le premier plan de ce grand paysage noyé dans une brume vaporeuse, tandis qu’à l’horizon les hautes montagnes de la Sibérie se détachent en dentelures profondes d’un bleu sombre sur le bleu azuré du ciel. Au pied de ces montagnes, on distingue comme des aiguilles d’or qui reflètent les rayons du soleil : ce sont les clochetons, les flèches, les dômes dorés de la cathédrale de Kiakhta. Je ne saurais dépeindre la joie que j’ai éprouvée en apercevant au sortir de ces sauvages forêts ce clocher d’une ville de Sibérie ; quoique nous fussions encore à trois mille lieues de l’Europe, c’était sa première étape !

« La vallée de la Selenga forme une plaine immense dans laquelle nous descendîmes, et où, après avoir passé à gué deux ou trois petits cours d’eau, nous arrivâmes enfin à Guilanov, dernière station du pays des Khalkhas, et village bâti par quelques Russes qui s’y sont établis pour faire le commerce. Là, nous attendaient des officiers venus de Kiakhta au-devant de nous avec des voitures et une escorte militaire. Désormais nous étions rentrés en pleine civilisation, et nous avions couché pour la dernière fois sous la tente. »