Page:Le Tour du monde - 11.djvu/254

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Je dois dire, pour compensation, qu’elle a au moins dix ans de plus que lui. La maison est fort bien meublée, armoires à glace, toilettes, commodes ; on y trouve tous les objets nécessaires au confortable de la vie, sauf des lits ! Le lit est un meuble intime qui ne se prête pas ! Les Sibériens, qui sont sans cesse en voyage dans des voitures sans ressorts, emportent avec eux une profusion de coussins qui servent de matelas, et ont l’habitude de coucher tout habillés, habitude qu’ils gardent même quand ils sont rentrés chez eux. Pour être fidèle à la vérité, je dois avouer pourtant qu’il y avait un lit fort étroit, dans la maison de notre hôte : probablement la famille y couchait par quart, car elle se composait de quatre personnes.

« Verjnéoudinsk, régulièrement bâtie, est le centre de vastes marchés agricoles, où on amène des bestiaux de toute la contrée. Nous nous y reposons jusqu’au soir.

« Le bourg d’Ilinsk, où nous sommes arrivés le lendemain, portait encore les traces d’un tremblement de terre qui avait bouleversé la contrée quelque temps auparavant. Un village situé non loin de là, près de la côte orientale du lac Baïkal, avait été complétement détruit. Mme de Balusek, accompagnée par M. d’Ozeroff, nous quitta alors pour aller visiter le lieu du sinistre. Nous devions la retrouver à Passolsk, port d’embarquement à cent dix verstes d’Ilinsk.

« Nous apprîmes une fâcheuse nouvelle en entrant dans la petite ville de Kabansk, située à moitié chemin : les deux bateaux à vapeur qui font la traversée du lac ayant éprouvé de graves avaries, on ne pouvait fixer l’époque à laquelle ils pourraient reprendre leur service. Nous nous décidâmes aussitôt à coucher dans la ville ; mais le lendemain matin, plusieurs personnes nous ayant conseillé de nous rendre immédiatement à Passolsk, pour y attendre un vent favorable qui nous permettrait de faire la traversée sur un bateau à voiles, nous préférâmes camper dans nos voitures sur les bords du lac que de risquer de perdre une bonne occasion.

« Si nous avions su ce qui nous attendait à Passolsk, nous aurions mieux aimé rester tranquillement à Kabansk, et y sacrifier quelques jours à notre repos ; mais notre voyage s’était accompli trop heureusement jusque-là pour que le destin jaloux ne nous ménageât pas quelque désagréable surprise.

« À peine sommes-nous arrivés à Passolsk dans l’après-midi, que nous recevons la visite d’un agent de la Compagnie des bateaux à voiles, qui nous offre de nous faire traverser de suite, le vent étant devenu favorable depuis quelques heures. Il nous apprend aussi que nos gens s’étaient embarqués sans malencontre l’avant veille et qu’ils devaient être arrivés à Irkoutsk.

« Il n’y avait pas de temps à perdre, et on procéda immédiatement à l’installation à bord de nos voitures et de nos fourgons de route.

« Rien de plus sale et de plus mal disposé au point de vue de la navigation et de la commodité des voyageurs que ces lourdes barques qui servent ordinairement au transport des cargaisons de thé. En style de marin, ce sont de vrais sabots, larges des deux bouts, ventrus, avec un seul mât, muni d’une voile carrée et d’un petit foc. Pour en rendre la construction plus massive encore, ces galiotes ont deux ponts comme un vaisseau de ligne, l’inférieur au-dessus de la cale avec un trou béant pour les marchandises, le supérieur avec une échelle de communication qui ressemble à un perchoir à poulets. C’est sur ces ponts qui s’élèvent au moins de trois mètres au-dessus de l’eau qu’il nous faut faire hisser nos voitures en mettant en œuvre les cabestans et les bras de tous les habitants de Passolsk. On conçoit sans peine combien ces épaisses galiotes sont difficiles à mouvoir ; on ne peut leur faire serrer le vent à cause de leur voilure et de leur forme ; il faut attendre vent arrière pour opérer la traversée qui n’est que de soixante verstes, et si le vent tombe ou change pendant qu’on est au milieu du lac, comme on ne peut jeter l’ancre dans ses eaux d’une profondeur inouïe, on retourne au rivage. Tel est l’état primitif de la navigation sur cette magnifique mer d’eau douce qu’on appelle le lac Baïkal.

« Enfin, vers le soir, après des efforts inouïs, nos voitures, nos bagages et nos gens se trouvent solidement installés à bord. Il ne nous reste plus qu’à partir ; mais la fraîche brise de la journée a cessé avec la nuit ; il n’y a plus un souffle d’air, et nous nous couchons dans nos tarentas, espérant qu’au matin les vents voudront bien se réveiller avec nous. Hélas ! ils se sont réveillés, mais avec une violence sans bornes : un terrible ouragan du nord-est s’est déchaîné sur le lac durant la journée, et redoublant encore de violence pendant la nuit suivante, nous a fait courir des dangers réels. Des vagues courtes, mais énormes, couvrent le bateau et l’ébranlent jusque sur ses ancres ; toutes ses vieilles membrures craquent, et le patron, impuissant à conjurer la tempête avec ses cinq ou six matelots glacés d’effroi, redoute à chaque instant d’être arraché de son mouillage et jeté à la côte où les habitants ont allumé de grands feux pour prévenir les accidents. Nos voitures offrent une telle prise au vent et sont tellement secouées par ses rafales furieuses, que nous sommes forcés de les abandonner pour nous réfugier dans l’entre-pont, vaste carré séparé par quelques planches de l’avant où couchent les matelots, et consacré à l’amarrinage des ballots de thé. Je me souviendrai toujours de la nuit que nous y avons passée avant-hier ! Assis sur des bancs de bois qui roulaient à chaque coup de tangage, inondés par les vagues qui tombaient en cascades du pont, glacés par l’eau froide, suffoqués par les odeurs méphitiques qui s’échappaient de cette cale malpropre, nous nous attendions d’un moment à l’autre à éprouver un sinistre qui pouvait avoir les conséquences les plus graves. Les vagues agitaient si fort la vieille carcasse de la galiote, que les hauteurs de la côte, dont nous étions éloignés à peine de deux cents mètres, dansaient devant nous avec leur couronne de torches enflammées qui illuminaient les vieux arbres et les rochers noirs. C’était un spectacle fantastique, et n’étaient la réalité du danger et le piteux état de notre jeune Chinois Lieur qui,