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et des négociants de tous les pays de l’Europe. Une foule de spectacles, de charlatans, de jeux, emplissaient de vastes baraques, et formaient déjà un quartier destiné aux plaisirs. Ce que j’y ai vu de plus curieux, sur un théâtre ambulant, c’était un acteur nègre des Antilles qui jouait Othello en anglais, tandis que les autres personnages disaient leur rôle en russe. Cela faisait une cacophonie assez étrange. J’ai trouvé un acteur noir très-bon (en revenant de Chine, on n’est pas difficile). Il y avait aussi des danseuses bohémiennes, de vraies Zingaries, au teint cuivré, qui exécutaient voluptueusement les danses du shall et de l’abeille, puis une troupe de jeunes musiciennes viennoises, en costume national, vestes blanches et toques noires à plumes blanches, dont les plus âgées, qui avaient douze ans, jouaient des instruments à cordes et à vent, tandis que la plus jeune, enfant de six ans à peine, tapait de toute sa force sur la grosse caisse. Il y avait enfin des ménageries, des hercules, des sorciers, etc., etc. Parmi ces divertissements, une chose attira particulièrement mon attention, tant par son originalité et sa couleur locale que par la bizarrerie et l’incontestable antiquité du chant : c’était un chœur de mariniers du Volga, assis par terre et faisant le simulacre de ramer, sous les ordres d’un chef qui commandait la manœuvre ; celui-ci déclamait une sorte de récitatif, auquel le chœur répondait par des strophes chantées en parties. Il s’agissait des exploits de Rurik et de ses pirates normands envahissant la Moscovie au neuvième siècle ; le chant était sauvage, mais bien rhythmé et saisissant. Ce devait être ainsi qu’Homère et les rhapsodes allaient chantant jadis dans les villes de la Grèce les exploits des vainqueurs de la malheureuse Ilion… J’aurais voulu pouvoir noter le chant de victoire des compagnons de Rurik, mais j’en ai été empêchée par le bruit assourdissant qui se faisait dans toutes les langues et dans tous les cris du monde[1]. »

Il fallut remonter en voiture pour gagner Vladimir, située à mi-chemin entre Nijnei-Novogorod et Moscou. Les routes sont exécrables : le chemin de fer étant en construction depuis quelques années, on a négligé de les entretenir. L’absence de rivières navigables a empêché le développement de cette ville, qui, quoique située dans un pays riche et industriel, compte à peine quatre mille habitants.

À Vladimir, les voyageurs prirent le chemin de fer de Moscou, qui les mena rapidement dans cette antique capitale de la Russie[2]. Après y être restés six jours pour s’y reposer, ils gagnèrent Saint-Pétersbourg, et revinrent enfin à Paris par le chemin de fer du nord de la Prusse et la Belgique.

Vue du château et de la pièce d’eau de Stoukine à Moscou. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Ils avaient accompli en quatre mois un des plus grands voyages qu’il soit donné à l’homme de faire par terre sur la surface de notre globe, ayant franchi, de Shang-haï à Paris, au moins douze mille kilomètres, sans éprouver aucun accident fâcheux, et sans qu’aucune menace des hommes ou des éléments vînt troubler leur sécurité.

A. Poussielgue.



  1. Les notes de Mme de Bourboulon s’arrêtent à Nijnei-Novogorod.
  2. Nous ne décrirons pas Moscou, cette description ayant déjà été faite bien souvent, mais nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs la reproduction de quatre belles photographies rapportées par Mme de Bourboulon et représentant les monuments les plus célèbres de cette ville.